25 novembre 2014

Enseignements : Grandes Questions du Droit, Semestre d'Automne 2014

Problématique de la onzième leçon : l'être humain, sujet central du système juridique ?

Dans une perspective classique, caractérisée par son abstraction, la personnalité se définit comme l’aptitude à être titulaire de droits et d’obligations, d’être engagé (responsabilité) et de s’engager (contrat). Ainsi, la personne est appréhendée à travers le droit des obligations, tandis que le droit des contrats n’est lui-même saisi que comme un mode de transmission des biens. C'est pourquoi dans la conception juridique traditionnelle, la matière-reine du droit classique est le droit des biens, avec ce paradoxe que le bien le plus évident et précieux, à savoir le corps des êtres humains y est oblitéré. C'est pourquoi le droit des biens est une branche du droit qui demeure traditionnelle, les exemples pris sont ceux des champs, des arbres et des maisons, alors que les réalités sont les produits financiers, les brevets et les contrats d'assurance-vie, biens dont le droit actuel a beaucoup de mal à rendre compte.

Puisque le droit dispose du pouvoir de créer de l’artificiel qui, du fait de la normativité du droit, en raison de sa source, devient du réel. Pourtant, il est dangereux que, par l’usage de sa normativité, le droit en vienne à dire le contraire de la réalité concrète qui lui préexiste. Ainsi, le droit peut sans doute dire que les groupements de personnes physiques sont eux-mêmes des personnes (personnes morales), mais pourrait-il dire que la nature est une personne ("Dame Nature") ?

En effet, l'on doit distinguer parmi les "prétendants" à la personnalité juridique. Puisque la "personne" est synonyme de "sujet de droit", c'est-à-dire de titularité de droits et d'obligations, la "personne" est une invention du droit : la personne est un artefact. 

Si l'on en reste là, la notion est dangereuse, car c'est alors les sources légitimes du droit objectif qui ont fait entrer des phénomènes dans la qualification "personne", par exemple des êtres humains (mais par exemple uniquement à partir du moment où ils sont nés) ou par exemple des organisations (par exemple des associations, l'État ou des sociétés commerciales). Mais ce qui a été donné peut être repris. Ainsi, les sources légitimes du droit objectif sont, ou pourraient, tout aussi bien arrêter cette sumsomption du phénomène dans la catégorie juridique "personne" : par exemple, dire que lorsque la personne physique a un corps qui a cessé de fonctionner, parce qu'il y a un double encéphalogramme plat, alors le phénomène quitte la catégorie "personne" pour entrer dans la catégorie "chose", à savoir "cadavre". Mais l'on peut aller dans des cas plus compliqués. Par exemple, lorsque l'être humain est en état de coma dépassé et que son corps ne fonctionne que par des machines ? Lorsque l'être est en état de coma dépassé et que son corps fonctionne, même lorsque l'on débranche les machines ? Doit-on raisonner par principes ? par casuistique ?


La dispute doctrinale, puis jurisprudentielle, autour de la naturalité ou de l’artificialité de la personnalité, s’est posée calmement à propos des groupements. Elle trouve un nouvel enjeu à propos du corps humain. Celui-ci est aujourd'hui l'enjeu majeur auquel le droit doit faire face.


L’évolution du droit de la personnalité l’a conduit à dévoiler petit à petit le corps humain sous le masque de la personne. La question est évolutive parce que d’une part les techniques qui portent sur le corps humain progresse à la fois dans leur danger et dans leur bienfait et parce que d’autre part les mœurs évoluent à propos du statut du corps humain et de sa disponibilité (par exemple l’acceptation de la mort, le désir de la mort, etc.).


Pour prendre une question débattue, à savoir celle de la « maternité de substitution », l’article 16-7 du Code civil reprend la jurisprudence en posant la nullité de toute convention de gestation pour autrui. La jurisprudence demeure très ferme puisque, après l’arrêt d’assemblée plénière du 31 mai 1991, la Cour de cassation, le 17 décembre 2008, a posé que le ministère public justifie d’un intérêt à agir pour faire annuler la transcription en France d’un acte d’état civil établi en Californie, quand les énonciations de cet acte établissent une telle convention. Il n’est pas acquis que les mœurs ne seront pas plus puissantes que cette fermeté législative et jurisprudentielle, recevant l’appui de l’État et du ministère public. Cette jurisprudence a été réaffirmée en 2011, puis la première Chambre civile a renforcé sa position en recourant à la théorie de la fraude par ses arrêts du 17 septembre 2013. La CEDH, par ses arrêts du 26 juin 2014, notamment Menneson c/ France, a considéré que le droit à l'identité de l'enfant, implicitement contenu dans l'article 8 de la Convention était méconnu par l'état du droit français.


Une question également renouvelée est celle de l’identité sexuelle. Il convient de l’examiner à travers la question plus générale du rapport entre le droit et la nature, le droit et la réalité, le droit et la vérité scientifique.
Pendant longtemps et pour des raisons simples, l’identité sexuel juridique a été liée à la « nature », ce qu’elle découlait de l’apparence physique que l’être humain avait à la naissance, soit garçon, soit fille. Si un être humain portait des habits de l’autre sexe, ou était homosexuel, le droit ne remettait par autant en cause son identité sexuelle, pouvant même considérer son comportement comme contraire au droit, le travestissement étant par exemple interdit, saut le jour du carnaval.


Une première difficulté est venue des progrès de la science médicale qui a opéré une première remise en cause physique de l’identité sexuelle, identité qui s’établit non plus seulement en référence à l’apparence physique à la naissance mais encore, voire en priorité, à l’identité chromosomique. Or, les deux peuvent être dissemblables. Lorsque l’être humain né sous une apparence s’aperçoit plus tard qu’il appartient du point de vue chromosomique à l’autre sexe, peut-il demander la rectification de son état civil ?


Le droit a distingué entre le nom patronymique et le prénom. Le prénom n’est que l’appellation familière de l’individu qui l’identifiera comme une personne particulière dans le groupe familiale. En cela l’État est peu concerné. En revanche, le nom patronymique, dit encore « nom de famille » exprime l’appartenance au groupe familiale, ce qui concerne l’État, de la même façon que l’identité sexuelle concerne l’État car le prénom féminin ou masculin n’est qu’un mode d’identité familière donc ne relevant que de l’intérêt de l’individu alors que l’identité sexuelle interfère avec l’intérêt supérieur du groupe social, car il assigne la personne son aptitude à se marier avec d’autres individus (principe d’hétérosexualité du mariage) et d’avoir des enfants reconnus par la société.


C’est pourquoi le droit reconnaît aisément dans le cas d’une rupture entre identité sexuelle d’apparence et identité sexuelle chromosomique un changement de prénom, prononcé par le juge judiciaire car l’individu y a un « intérêt légitime », mais refus tout changement d’identité sexuelle (homme ou femme), car l’État est concerné.


Une seconde difficulté est venue non plus des progrès de la science neurologique mais de la science psychiatrique. En effet, celle-ci a distingué l’homosexualité alliée au travestissement et le transsexualisme : le transsexualisme correspond à un état psychologique profond et permanent par lequel une personne estime depuis toujours appartenir à l’autre sexe que celui dont elle a l’apparence physique.


Dans ce cas, à la fois particulier et rare, les personnes se soumettent assez souvent à une opération chirurgicale pour recouvrer une apparence physique correspondant à ce qu’elles estiment être leur effective identité sexuelle. Un transsexuel a saisi le juge judiciaire d’un refus opposé par l’officier d’état civil de modifier son état civil.


La première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 21 mai 1990, a maintenu l’impossibilité de modifier la mention initiale de l’identité sexuelle car l’état des personnes est indisponible à celle-ci. La personne a saisi la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt du 25 mars 1992, a condamné la France en raison de la position que celle-ci avait prise par cette jurisprudence précitée, car elle violait le droit à l’épanouissement personnelle du transsexuel dans sa vie sociale.


Le droit national, bien que non juridiquement contraint en tint compte, puisque la Cour de cassation, par un arrêt d’assemblée plénière réunie sur premier pourvoi, en date du 11 décembre 1992, reconnut le droit pour le transsexuel de faire modifier la mention de son identité sexuelle sur son état civil, dès l’instant que les experts psychiatres avaient validé sa véritable situation.


Actuellement, les législations évoluent. Elles ne vont plus vers plus de prise en considération par le droit de la nature (apparence physique, identité chromosomique, identité psychologique) mais au contraire vers le pouvoir d’abstraction du droit. En effet, penser les personnes juridiques physiques comme étant soit des hommes, soit des femmes, c’est rendre la qualification implicitement dépendante de la nature physique du corps humain. Or, la personnalité juridique des être humains n’est pas différente de celle des personnes morales : en tant qu’il s’agit d’une titularité de droits et d’obligations conçus dans l’ordre normatif juridique, elle est artificielle.


C’est pourquoi la loi australienne du 15 septembre 2011 permet désormais aux être humains de mettre sur les passeports qu’ils sont soit un homme, soit une femme, soit X, c’est-à-dire un être humain n’entrant pas dans l’une de ces catégories. Plus encore, le Royaume-Uni envisage de supprimer la mention de l’identité sexuelle sur les passeports, le droit étant comme l’histoire fait de balancement, l’évolution vient ici d’un recours à l’abstraction juridique : « la femme devient un homme comme un autre ».


Il n’est pas évident en politique législative que cela doive être à approuver. En effet, biologiquement le corps des femmes porte les enfants et pas celui des hommes. Le droit du travail, droit concret, tient compte de la différence physique entre les hommes et les femmes, mais il est remarquable que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui veille à l’efficacité du marché concurrentiel par une vision abstraite des biens qui s’y échangent et des personnes qui y travaillent, en a une conception abstraite. La Cour a ainsi déclaré contraire au principe d’égalité la législation protectrice prohibant le travail de nuit pour les femmes.


Mais d’une façon générale, le système juridique se détache de plus en plus d’une conception de la personnalité comme titularité de droits et d’obligations pour s’occuper directement des être humains concrets et de la situation dans laquelle elle se trouve.
C’est ce pragmatisme et ce souci concret qui a justifié l’essor des droits fondamentaux, lesquels se réfèrent à la considération pour des « personnes situées ».


Dans cette perspective, des distinctions de base du droit traditionnel sont perçues comme inadéquates. Ainsi en est-il de la séparation abrupte entre la minorité et la majorité, séparant d’un instant l’incapacité du mineur et la capacité du majeur. Le droit de plus en plus y substitue un continuum, parce que les êtres humains de 17 ans cessent d’être des enfants, ont souvent des vies d’adulte, et bien des majeurs ont perdu leur indépendance en raison d’un grand âge. Le droit des enfants, y compris dans le droit pénal qui se détache de plus en plus du principe classique de l’irresponsabilité jusqu’à 13 ans (cf. projet actuel d’un "Code pénal des mineurs") se construit sur une gradation des âges, parce que les mineurs travaillent, sont des consommateurs, vivent en concubinage, etc. A l’inverse, le droit n’arrive pas à construire un "droit des vieux", le "droit de la vieillesse" ayant été évoqué par le professeur Gérard Lyon-Caen, spécialiste du droit du travail, droit concret.


Par nature, le droit prend les personnes dans leur dimension concret lorsque leur corps devient malade. Ainsi, le droit ouvre des droits spécifiques aux malades, à travers la loi du 22 avril 2005 (lire les extraits de la loi insérée en documentation). Il commence à reconnaître des droits spécifiques pour les personnes privées de leur liberté du fait de leur maladie, les personnes aliénées. Le Conseil constitutionnel, donnant raison à Michel Foucault, 30 ans après Surveiller et punir, veille à ce que les droits des personnes internées soient préservées.


L’on peut encore se demander si, dans cette perspective concrète qui justifie la multiplication des droits, il convient de construit un "droit des femmes", alors que certaines thèses féministes affirment qu’il convient de masquer leur singularité biologique. Les règles de parité ne sont pour l’instant admises qu’en matière d’élections politiques. On y songe dans les conseils d’administration de sociétés cotées. La justification est très ambiguë : est-ce pour redresser une injustice ? est-ce parce que les femmes apportent une autre compétence ?


D’un point de vue plus générale, cette multiplication par le législateur, qui prend en considération l’être humain situé et lui offre en conséquence de très nombreux droits fondamentaux et non plus seulement des libertés dans des espaces vides et gardés par le droit, entraîne une "pulvérisation des droits subjectifs" (expression du doyen Carbonnier).

Le droit étant lui-même pris à parti en tant qu'il serait "genré", expression de la "domination masculine, peine à appliquer son abstraction, sans doute naturelle en droit continental, ou bien aller vers des politiques publiques, comme les programmes de discrimination positive. La constitutionnalité de ceux-ci a pourtant été admise.


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