Mise à jour : 9 février 2011 (Rédaction initiale : 1 février 2011 )

Enseignements : Vie de l'Entreprise

Les trois points clefs de l'enseignement "Vie de l'Entreprise" en 2011

par Marie-Anne Frison-Roche

L'enseignement "Vie de l'Entreprise" vise à faire comprendre que l'économie ne se résume pas au droit commercial mais est présente dans l'ensemble du droit. Ensuite, et à l'inverse, le droit ne peut prétendre contenir toute l'économie et les magistrats ne doivent pas être des "cyclopes à l'oeil perçant". Enfin, ils doivent chercher à comprendre la dimension du temps, aussi bien le temps qui entoura les faits qu'ils apprécieront, que l'avenir des décisions qu'ils adoptent.

Il s'agit ici de présenter à la nouvelle promotion des auditeurs de justice réunis dans l'Ecole Nationale de la Magistrature pour l'année 2011 l'enseignement "Vie de l'Entreprise".

On pourrait certes avoir quelques réserves sur l'idée même qu'il s'agit d'un enseignement "d'ouverture" par rapport à ce qui est présenté comme des enseignements sans trop, correspondant à des piliers de l'activité de magistrat, à savoir le procès civil ou le procès pénal.

En effet, non pas tant le droit économique, mais l'économie, est partout dans l'activité du magistrat. Il suffit de songer un instant à la porté économique du droit des contrats ou des relations familiales ou des procès eux-mêmes, pour en être convaincu. La sensibilité à la dimension économique de l'acte de poursuivre, d'instruire et de juger est donc central dans l'apprentissage du magistrat.

Cet enseignement a reçu le nom de "Vie de l'Entreprise", intitulé qui n'est pas de mon fait, et sur lequel il me semble que l'ensemble des ateliers, des discussions, ou des interventions des grands témoins peuvent avoir pour finalité de faire comprendre trois points clefs :

1) l'économie est toute autre chose que le droit commercial et il est impératif que le juge judiciaire cesse de n'en avoir cure sous prétexte qu'il n'a pas souvent et rapidement dans sa carrière de compétences rationae materiae en droit des affaires. En effet, l'économie fonctionne sur des engagements, ce qu'un juriste désigne comme un contrat, sur des firmes, ce qu'un juriste appelle une société, sur une compétition, ce que le juriste désigne comme la concurrence. L'économie n'existe qu'ordonnée par le droit, que celui-ci soit civil ou pénal.

Ainsi non seulement l'économie peut éclaire, voire constituer l'ossature du contrat ou de la responsabilité mais encore des procédures et la sagesse populaire qui nous dit que "le temps c'est de l'argent" devrait trouver quelque écho.

Cela nous conduit vers l'analyse économique du droit qui s'applique à tout autre chose que le droit des affaires et qui comme toute bonne théorie est bien utile, par exemple pour calculer des dommages et intérêts.

2) Dans l'économie, nous avons donc vu qu'il y a du droit, mais il n'y a pas que du droit.

C'est sans doute le sens même de ces pôles d'ouverture que de sous-entendre qu'il n'y a pas que du droit dans le droit, que le droit est un instrument qui s'applique à l'humain, ici l'agent économique. Si les magistrats ne connaissent que le droit, fut-il du droit des affaires, même s'il s'agirait de la plus fine connaissance de ce droit, il serait ce que je désignerais comme des "cyclopes à l'œil perçant". Cela signifie que certes par cet œil juridique, ils auraient toute l'habilité technique des textes et du savoir du droit, mais qui se contente d'une justice qui n'a pas ses deux yeux ?

Dans l'économie, il y a aussi des opérateurs : ce sont les entreprises, avec leur logique interne, notamment les rapports entre les salariés et les dirigeants et les actionnaires. Il y a un espace économique : c'est le marché. Il y a des cadres ouverts : ce sont les états, qui continuent à former les cadres de l'action économique mais dans un système ouvert par la mondialisation, ce qui aboutit à ce que l'on a pu appeler la régulation économique, nouveau système où les magistrats doivent garder leur rang.

3) le troisième point concerne la compréhension du temps. Le jugement est une décision qui a un avant et un après et il est tout autant difficile de mesurer l'un que l'autre.

Le magistrat, qu'il soit du parquet ou du siège, civil ou pénal, doit reconstituer les faits avant de les juger et cela est à la fois difficile et spécifique lorsqu'il s'agit d'une entreprise. En effet, l'entreprise tout d'abord est en interaction avec des contraintes internes, comme ses rapports avec ses salariés ou ses propres projections et ses contraintes externes, comme la politique générale de l'Etat ou des régulateurs.

En outre et plus encore, le magistrat, qui réécrit l'histoire, doit restituer l'incertitude du moment où la décision s'est prise et la part de méconnaissance de celui qui prend parfois dans l'urgence une décision dont il ne connait pas ni la portée ni les effets, le magistrat qui connait la fin de l'histoire risque d'imputer à l'agent économique une connaissance du futur que celui-ci n'avait pas et les théories de la rationalité qui imprègne la pensée économique le pousse sans doute à ce qui n'est pas tant une sévérité qu'une erreur de jugement.

La décision aussi bien du parquet que celle du juge du siège a également un après et le juge doit en avoir pleine conscience en mesurant, quelque soit la matière de la décision, l'impacte économique de celle-ci.

La question de savoir si cela doit affecter la façon dont il décide demeure une question ouverte sur laquelle le magistrat doit réfléchir.

Plus encore, le magistrat peut-il d'une façon plus audacieuse, internaliser l'impact économique de sa décision pour utiliser celle-ci comme un instrument afin d'obtenir un résultat économique ? Par exemple, adopter une décision qui incitera l'agent économique rationnel à avoir le comportement souhaité pour que la finalité poursuivie par la loi, dont le magistrat est le gardien, soit concrétisée.

L'ensemble de ces questions sont ouvertes.

On voit ainsi en conclusion que l'objectif de ces trois jours n'est pas d'accroître le savoir des auditeurs mais de faire en sorte que nous nous posions ensemble des questions car il faut toujours se poser des questions avant d'exercer des pouvoirs.

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