La presse qui relate les décisions de justice prend-elle le temps, la peine, de les lire ?
Par exemple, par une Ordonnance du 17 octobre 2014, Mme L. et autres, le Conseil d'État a suspendu l'application de la circulaire du 18 juillet 2014 qui supprime la condition de "mérite" pour des aides financières apportées aux étudiants. Ce juge des référés ne fait que suspendre l'application, l'instance au fond, en vue d'obtenir l'annulation, se poursuit et l'on ne connaît pas encore son résultat.
Mais la presse, par exemple l'article paru dans Le Monde, titre : "Le Conseil d'Etat annule la suspension des bourses au mérite". Pourtant, le Conseil d'État n'oblige pas à lire le texte même de ses décisions. Il y associe des communiqués de presse, accessible sur la première page de son site. Cela ne suffit pas, la presse confond une décision au fond, d'annulation, et une décision de référé, provisoire, de suspension. Pourtant la différence est importante : on ne sait pas encore à ce stade si cette circulaire est légale ou illégale.
Or, le grief développé au fond et ici pris en considération par l'Ordonnance du 17 octobre 2014 relève de l'art de la définition et de la qualification : le Gouvernement a le pouvoir de "fixer les conditions" : peut-on considérer que supprimer la condition relève encore de la fixation des conditions ?
Seul le Conseil d'État statuant au fond répondra à cette question, qui relève de la logique juridique.
Le système juridique a organisé dans le même temps un mécanisme pour arrêter, s'il y a urgence, les effets d'un acte, avant même qu'un juge ait pris le temps d'examiner au fond s'il est conforme ou non au droit, décidant ou non de l'annuler. Ainsi, le juge administratif peut, par une ordonnance de référé, suspendre l'exécution d'un acte administratif, frappé par ailleurs d'un recours pour excès de pouvoir devant le juge du fond visant à obtenir son annulation.
C'est ainsi que des personnes, notamment l'Association "Touche pas à ma bourse, je la mérite", ont obtenu du Conseil d'État, saisi en référé, une Ordonnance du 17 octobre 2014, Mme L. et autres, suspendant l'application de la circulaire du 2 juillet 2014 par laquelle le Ministre de l'Enseignement supérieur demandait qu'on n'attribue plus les bourses aux étudiants selon leurs "mérites".
Certes, contrairement à ce qu'en relatent les journalistes, par exemple dans Le Monde, la circulaire n'est pas annulée. Cela, c'est l'affaire du juge du fond. Le juge des référés se contente de suspendre l'application de la circulaire. C'est ce que développe avec insistance le communiqué de presse, lequel en revanche avec la prudence qui convient ne commente en rien la décision elle-même. La lecture par la presse des décisions de justice elles-même participerait à ce que certains affirment comme nécessaire, à savoir l'éducation juridique des lecteurs, puisque le droit intéresse.
Mais il est vrai que cette Ordonnance du 17 octobre 2014, procédant comme l'exige la loi en matière de référé et constatant l'urgence, relève qu'au regard du décret applicable, l'illégalité de la circulaire est vraisemblable. Mais le grief est principalement procédural. Ainsi, la question demeure ouverte.
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La France associe au principe d'accès libre à l'enseignement supérieur un système de bourse, afin de rendre effectif ce principe d'accès.
Ainsi, le décret du 18 septembre 2008 pose dans son article 1ier que Les bourses d’enseignement supérieur sur critères sociaux et les aides au mérite sont attribuées aux étudiants par le recteur d’académie ou, dans les collectivités d’outre-mer qui en sont dotées, par le vice recteur selon des conditions d’études, d’âge, de diplôme, de nationalité, de ressources ou de mérite fixées par le ministre chargé de l’enseignement supérieur.
Comme cela est fréquent, les modalités d'application du décret sont précisées par circulaire ministérielle.
Ainsi, la Circulaire du 18 juillet 2013 a précisé les conditions d'attribution des bourses, notamment les "critères sociaux" et les "mérites". Ainsi, pour l'obtention d'une aide, il convenait à l'entrée dans le supérieur d'avoir une mention Très Bien au bac.
Puis, par une Circulaire du 18 juillet 2014, le Ministre a supprimé cette condition de mérite. Toutes les aides sont alignées sur le système général des bourses, lequel ne prend en considération que des critères sociaux.
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En raison de sa date, les bourses pour l'année universitaire 2014-2015 étant attribuées généralement vers la fin juillet, des personnes concernées, notamment la mère d'une jeune fille ayant passé son bac avec mention mais aussi une association constituée tout exprès, saisirent le Conseil d'État en référé pour obtenir la suspension de la circulaire pour l'année 2014-2015.
En effet, les circulaires qui produisent des effets de droit et modifient l'ordre juridique, ayant alors le même rang juridique que des directives, constituent des actes juridiques à part entière qui peuvent être attaquées devant les tribunaux et dont on peut, comme en l'espèce, demander la suspension devant le juge.
Le Conseil d'État accueille favorablement cette demande. Pourtant, la condition de l'urgence, requise d'une façon générale par l'article 521-1 du Code de la justice administrative dans les procédures de référé était déniée par les défendeurs, l'État affirmant qu'il serait toujours loisible si la circulaire était annulée au fond d'indemniser les demandeurs du montant de la bourse qu'ils auraient dû recevoir.
Mais le Conseil d'État, donnant au passage une définition des "études supérieures", affirme que celles-ci requièrent un "investissement personnel", incompatible avec un travail. C'est pourquoi si la bourse au mérite n'est pas donnée, alors l'étudiant qui n'a pas d'argent devra travailler et ne pourra se consacrer pleinement à ses études, ce que la réception d'argent par la suite ne peut compenser. Il y a donc bien urgence.
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En outre, pour ordonner la suspension d'un acte administratif, le juge doit également relever des éléments constituant un "doute sérieux sur la légalité" de la circulaire.
Le Conseil d'État reprend l'article 1ier du décret du 18 septembre 2008 qui crée les "aides au mérite" et habilite le ministre de l'enseignement supérieur à en fixer les conditions d'attribution.
Dès lors, l'acte de suppression de la condition (mérite) ne paraissant pas à première vue un acte de fixation de condition, il y a bien "doute sérieux sur la légalité".
C'est pourquoi le Conseil d'État suspend en l'état l'application de la circulaire en ce qu'elle supprime l'aide au mérite pour les étudiants n'en bénéficiant pas au cours de l'année universitaire 2013-2104.
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Tout est donc affaire de qualification et de définition.
Lorsque le décret permet à un ministre de "fixer les conditions d'attribution", ce pouvoir ainsi conféré peut-il aller jusqu'à la suppression de la condition même de l'attribution ?
Le Gouvernement avait des "fortes raisons" pour justifier cette suppression, à savoir le libre accès à l'enseignement supérieur et l'absence de filtre qui existe pour les étudiants sans moyens financiers entre les bons et les moins bons élèves, alors que cette distinction méritocratique ne joue pas pour les élèves qui ont les moyens d'avoir une vie quotidienne par ailleurs.
Ainsi, l'argument méritocratique, évoqué par l'association, qui est l'un des demandeurs au recours, ne joue pas puisque le véritable système méritocratique prendrait la forme d'un concours à l'entrée de l'université, ce dont il n'est toujours pas question.
Mais sans doute le Gouvernement aurait-il dû agir moins "discrètement", c'est-à-dire réformer le décret du 18 septembre 2008, et non pas tenter de forcer la porte au dernier moment par voie de circulaire créatrice de droit...
Le Conseil d'État dans un premier temps suspend l'effet de la circulaire et explicite ce que sont les études supérieures d'une façon très européenne, car on peut penser qu'aux États-Unis, par exemple, il serait naturel d'assumer au contraire l'obligation de travailler en même temps que l'on fait ses études supérieures.
Lorsque l'affaire reviendra au fond, la Haute Juridiction dira si "supprimer la condition" peut être subsumée sous l'acte de "fixer les conditions" ou non. On peut penser que le Conseil d'État ne se prêtera pas à ce jeu rhétorique.
On se souvient par exemple que, lorsque le Gouvernement, en droit d'augmenter comme il veut les tarifs énergétiques, l'utilisa pour "geler les tarifs", en faisant une augmentation à 0%, le Conseil d'État considéra l'acte comme illégal. En effet, la liberté dont jouit le Gouvernement dans son pouvoir de tarification, qui (comme la liberté contractuelle pour les parties est certes un principe constitutionnel mais n'existe qu'encadré par de multiples dispositions) se développe sous les multiples contraintes du droit de la régulation et du droit de la concurrence portant sur les tarifications, aurait pu à première vue lui permettre d'augmenter tant qu'il ne heurte pas le droit de la concurrence, mais aussi de baisser selon de multiples critères qui lui sont propres, notamment sociaux. Pourtant, lorsque l'augmentation devient littéralement nulle, elle cesse d'être une augmentation. C'est pourquoi, par un raisonnement fondé, l'augmentation à 0% a été sanctionnée en 2011.
On peut penser que ce "jeu sur les mots" reçoive ici la même sanction au fond.
Certes, le droit est un "jeu de langage", mais il ne faut pas jouer à ce point.
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