26 août 2014

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La Cour suprême des Etats-Unis rend l'arrêt du 30 juin 2014 Hobby Lobby : une entreprise peut avoir des convictions religieuses lui permettant constitutionnellement de se soustraire à l'obligation de payer à ses employés une pilule contraceptive. N'est-ce pas aller sur "un champ de mines" que de confondre ainsi organisation et être humain ?

par Marie-Anne Frison-Roche

La Cour suprême des Etats-Unis vient de rendre un arrêt très important, "Hobby Lobby", le 30 juin 2014.

Elle permet à une entreprise, qui a contracté une assurance de prise en charge des dépenses de santé de ses employés, de ne pas faire fonctionner celle-ci pour les soins et médicaments dont l'usage est contraire aux préceptes chrétiens.

En effet, la Cour suprême affirme que l'entreprise est une "personne comme une autre", qui a des convictions personnelles, ici des convictions religieuses.

Une telle solution, affirmée pour ce cas particulier, est inquiétante non seulement pour cette situation-là, mais si on l'étend à d'autres situations analogues. 

©mafr

Lire l'arrêt.

Pour lire quelques commentaires de la décision, épilogue d'une procédure longue, jalonnée de décisions intermédiaires, de briefs d'amici curiae, etc., v., par exemple l'analyse du professeur Adam Winkler (corporations are people).
 
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LE CAS

Le cas est complexe et s'appuie sur une réglementation par laquelle les entreprises doivent prendre en charge d'une façon minimale la santé de leurs employés, notamment des méthodes contraceptives, certaines intervenant après la fécondation. La réglementation exclut de l'obligation de prise en charge financière du coût par l'entreprise, via une assurance, les églises, en raison des convictions religieuses que les congrégations incarnent.

Mais l'entreprise Hobby Lobby entend se prévaloir de l'exception. Si l'on prend la lettre de la réglementation, on ne saurait l'admettre, car il s'agit d'une entreprise propriétaire d'une chaîne de magasin. Puisqu'il ne s'agit pas d'une église, l'exception ne peut lui profiter. Mais l'entreprise en appelle à l'esprit de la loi. En effet, la réglementation affirme que les congrégations sont des entreprises qui sont exemptées en raison de la loi qui les anime et dont elles peuvent demander le respect par ceux qui travaillent en leur sein.
Or, l'entreprise Hobby Lobby a été fondé par des chrétiens très religieux, l'entreprise fait place à la foi catholique et à ce titre l'analogie est très forte avec l'exception visée par le texte. Or, dans l'application et l'interprétation d'un texte, ce qui compte avant tout, c'est l'esprit du texte, avant sa lettre qui ne fait que traduire celui-ci.

C'est donc la liberté religieuse qui est en jeu. Elle est de valeur constitutionnelle.

La Cour suprême des Etats-Unis a déclaré le cas recevable.
 
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L' ARRÊT

Dans son arrêt, la Cour déclare l'entreprise légitime à opposer ses convictions religieuses et à se soustraire à l'obligation de souscrire une assurance pour une contraception au bénéfice de ses employées dont le coût reposerait sur elle, car la doctrine chrétienne pose que l'avortement est un crime et que parmi les 20 moyens visés par la réglementation 4 correspondent à des cas qualifiés ainsi par la doctrine catholique à laquelle adhère l'entreprise.

La Cour suprême pose que les entreprises sont des "personnes" et qu'à ce titre elles peuvent avoir des convictions religieuses conformément à la Constitution qui les protège comme elle protège les autres personnes.
 
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Il est vrai que Justice Ruth Ginsburg a pris une opinion dissidente et affirmait qu'en statuant ainsi, la Cour allait sur un "terrain miné" et l'on peut commenter cet arrêt important d'un point de vue politique ou sociologique, notamment en ce qu'il montre l'importance de la religion aux Etats-Unis, toujours présente jusque sur les billets de banque, de la même façon que cet arrêt montre la puissance des entreprises qui dictent leur "loi à la loi".

Mais il s'agit ici de l'analyser d'une façon plus juridique.

En effet, on n'a jamais très bien su en droit ce qu'est une entreprise...

L'entreprise est une sorte de mystère en droit, comme le montrent les réflexions récentes rassemblées par Alain Supiot.

Mais là, c'est la solution qui est incompréhensible, quel que soit le sens dans lequel on la retourne.
 
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UNE SOLUTION JURIDIQUE INCOMPRÉHENSIBLE

A vrai dire, je ne comprends pas cette décision.

On se dispute depuis des décennies pour savoir si l'entreprise est une organisation (définition objective) dont la personnalité morale n'est qu'un instrument, un outil qui lui permet d'accéder au commerce juridique. Ou bien si elle est "réellement" une personne, une personne juridique, un sujet de droit, comme le sont les personnes physiques. C'est la grande querelle doctrinale de la réalité ou de la fiction des personnes morales sur laquelle la doctrine universitaire aime tant disserter, qu'elle soit civiliste ou commercialiste. C'est un "grand air" de la doctrine.

Mais par méthode prenons l'une et l'autre thèse. Aucune ne peut justifier la solution.

Supposons que l'entreprise soit une organisation. C'est la définition que les économistes préfèrent et on la trouve dans tous les ouvrages de théorie économique.

Mais si l'entreprise est une organisation, alors il est impossible qu'une organisation puisse avoir des "convictions religieuses" et le débat est clos.

Si l'on prend la définition non plus objective mais subjective de l'entreprise, comme personne commerçante, le commerçant individuel tout d'abord, puis un groupe de personnes qui se rassemblent pour tenter ensemble l'aventure du commerce ou de l'industrie ou du service (par le contrat de société de l'article 1832 du Code civil), alors on peut admettre que ce groupe de personnes ait des convictions.

Cela signifie que l'entreprise renvoie à ce groupe de personnes. La définition subjective est inusuelle en économie, mais il est vrai que la Cour suprême est composée de juristes, alors pourquoi pas, dans le pays du contrat et de la volonté individuelle, l'adoption sous-jacente de la définition subjective.

Cela serait compréhensible si la personne concernée était partie contractante. Mais l'employé qui avait vocation à bénéficier du contrat d'assurance, du fait de la volonté du Législateur extérieur à l'entreprise, était partie à ce contrat. Mais il ne l'est pas.

La solution ne peut donc pas se comprendre à travers la définition subjective de l'entreprise, car autant l'employé peut être intégré dans la définition objective de l'entreprise (qui en tant qu'organisation comprend les travailleurs, mais alors ne peut avoir de "convictions"), autant il n'est pas inclus dans une définition subjective qui certes permet la titularité de convictions.

Cet effet de ciseau rend pour moi la solution juridiquement incompréhensible.

Or, la solution me paraît catastrophique, aussi bien pragmatiquement que sur les principes.



UNE CONSÉQUENCE PRAGMATIQUE CATASTROPHIQUE : LE DIRIGEANT SOCIAL FAIT LA LOI

Pragmatiquement, ceux qui contrôlent l'entreprise, c'est-à-dire les managers, font "la loi". Il s'agit d'imposer à ceux qui travaillent leur propre conviction personnelle, celle que la Constitution protège au titre de l'intimité, ici la religion.

Certes, les Etats-Unis sont à ce point un pays de liberté et de marché que les employés jouissent toujours d'une liberté négative : démissionner et aller chercher du travail ailleurs.

Mais, la Cour suprême a étendu par un raisonnement induction-déduction (à partir de la ratio legis) le champs d'application de l'exception prévue par la réglementation au bénéfice des églises, ce qui n'est pas admissible.

C'est au contraire aboutir à ce que les managers font "comme chez eux" quand ils sont dans l'entreprise.

Or, précisément quand ils sont dans l'entreprise, ils ne doivent y venir avec leurs convictions personnelles, et les répandre comme "lois de l'entreprise".

Certes, par un aimable obiter dictum, l'arrêt de la Cour suprême a dit qu'une telle exception de conviction ne vaudrait pas en matière raciale. Trop aimable.

Puisque l'exception vaut le principe, cela signifierait que cela vaut pour tout le reste ?



UNE CONSÉQUENCE PRINCIPIELLE CATASTROPHIQUE : LA DISTINCTION ENTRE LA CHOSE ET LA PERSONNE S'EFFACE TOUJOURS UN PEU PLUS

En outre, et c'est tout aussi catastrophique, tous les juristes ont relevé que par cette affaire, longuement méditée par la Cour suprême, l'entreprise est donc une personne comme l'être humain.

C'est déjà en ce moment sur cette identité de nature entre l'entreprise et l'être, car pour la Cour les deux sont des personnes ayant des opinions personnelles, que la Cour a posé que les entreprises peuvent financer les partis politiques.

Le grand Justice Stephen Breyer a lui aussi fait une opinion dissidente sur cet autre arrêt catastrophique qui dit que les entreprise "ont une opinion politique" qui les autorise à soutenir le parti qui leur plait sans aucune limitation.

Ainsi, non seulement la personne morale est réelle, mais elle a des opinions politiques à elle et elle a une pensée métaphysique.

A quand le mariage, car qui croit en Dieu peut bien tomber amoureux.

Cela est totalement déraisonnable.

Cela porte atteinte à une règle de base dont le droit ne devrait jamais s'éloigner et dont il s'éloigne de plus en plus : la distinction entre les personnes et les choses.

Ainsi les entreprises sont désormais des personnes plus humaines que les humains, tandis que les humains reçoivent moins de protection que celle dont bénéficient les choses.

Quand les principes de base sont atteints, le droit va très mal. Il devient catastrophique.
 
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