SUPIOT, Alain
Pour écouter la leçon inaugurale prononcée par Alain Supiot au Collège de France le 28 novembre 2012.
Ci-dessous quelques notes prises (elles ne sont pas des propos d'Alain Supiot mais des notes prises sur sa leçon, seul vaut son enregistrement, puis vaudra la publication de celle-ci).
Le sous-titre de la leçon, repris du titre même de la Chaire confiée à Alain Supiot, est : Analyse juridique des solidarités.
L'administrateur du Collège de France expose l'oeuvre d'Alain Supiot et reprend son affirmation selon laquelle le monde est devenu plat par la quantification dont il est aujourd'hui l'objet par la "loi du marché" s'oblige aujourd'hui d'une façon très dommageable à la recherche et aux chercheurs.
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Alain Supiot souligne que c'est la première fois qu'une Chaire est consacrée au "droit social' au Collège de France. Certains le pense en déclin, avec le décin de l'Etat social. Sans doute, mais ils se trompent car la justice sociale est plus que jamais d'actualité et Jean Carbonnier disait que le droit social est la plus importante des branches du droit.
Alain Supiot décrit le soin que Kafka avait pris, en juriste d'assurance pour les accidents du droit, à faire son travail et la conscience de l'injustice sociale, qui imprégna ensuite son oeuvre. Etait déjà l'idée que l'ouvrier blessé est un déchet industriel, dont il convient par l'assurance d'empêcher la révolte.
La Communauté internationale voulut établir une "justice sociale" pour éviter qu'en résulte une haine de l'autre et une violence générale. Ce fût notamment l'objet de la Déclaration de Philadelphie. Mais il faut donner à chacun ce qui lui revient et l'établissement du bien ne va pas de soi, contrairement au mécanisme biologique de régulation qui maintient le corps en vie.
Pierre Legendre a montré que l'oeuvre du droit est fiduciaire et de l'indémontrable et non du calculable. La justice est la "mère des lois". Dans Le procès de Kafka, le gardien de la loi empêche que l'on entre dans la loi car on ne peut entrer dans l'incalculable de la loi. La science est impuissante à fonder un devoir-être juridique. C'est pourquoi la religion est si souvent le fondement du droit.
Si l'on s'en détourne, on invoque les lois de la nature, les lois de l'histoire, les lois de l'économie. Législations eugénismes et raciales font aujourd'hui place aux législations dont l'économie serait la mère, avant que le génome serait la nouvelle loi égalitaire. Guesnerie a souligné que l'économie ne peut pourtant se passer des autres regards des disciplines.
L'objet de la Chaire est un outil d'analyse des sociétés. L'Etat social montre l'armature des sociétés et le jeu des forces qui l'ébranlent. Il faut mesurer ce jeu et ce qui le menace.
Pourtant, cet Etat social fût grand. En France, il englobe le droit du travail, de la protection sociale et de la sécurité sociale (Gurvitch). Beaucoup de Constitutions européennes se définissent dans leur article premier comme des Etats sociaux.
Dans l'histoire de l'Etat, l'Etat n'étant pas une figure intemporelle mais issue des juristes pontificaux alors qu'on le croit immortel comme les anges, il a connu la métamorphose protestante, puis celle de la Révolution, puis celle de la crise de la légitimité quand le capitalisme y a vu un instrument.
L'usage des outils nous oblige à utiliser notre corps médial qui utilise des outils pour se mouvoir et s'accommode de génération en génération. L'humanité change un peu d'espèce à chaque fois qu'elle change d'institutions. Les transformations techniques du travail font changer les institutions et le droit commence à traiter le travail comme un service. Les travailleurs sont traités comme des fournisseurs, mis en dangers dans leur vie : la protection sociale intervient pour les protéger. Mais en cela, en les protéger, elle permet de perdurer le modèle de la machine appliqué aux travailleurs.
L'Etat devient ensuite un serviteur du bien-être des personnes, l'Etat social. On insère dans le droit des obligations la préoccupation de la dimension physique et le travail devient séparable entre celui qui travaille. Mais pour instituer un marché du travail, le droit des obligations brise la personne du travailleur du travail même. Ainsi, on fait "comme si" le travailleur est un objet du contrat, alors qu'il est le sujet qui signe le contrat. Ce "comme si" permet, dans le contrat de travail, d'établir le marché de travail. En échange, on établit des solidarité par le droit social, entre les générations.
Le second apport de l'Etat social est l'autodétermination de l'Etat social. Cette dimension collective résulte de leur détermination collective, l'Etat permettant aux joueurs de modifier les règles pour la répartition des richesses, but de toute politique sociale. Il y a alors "un droit à la contestation du droit". Sont reconnus les libertés de contester.
L'Allemagne a beaucoup contribué à ses constructions, notamment en développant des théories sociales de construction sociale du sujet de droit. Le Royaume-Uni a lui conçu un service universel de sécurité sociale, car ils pensaient que le marché du travail autorégulé devait fonctionner hors de l'Etat, cette protection étant un plancher glissé sous le marché pour qu'il fonctionne bien. En France, Léon Duguit, influencé par Durkheim, conçut le service public applicable en la matière, dans la tradition de la noblesse d'Etat, dans une parfaite hybridation du public et du privé (elle fût reprise par les fondateurs de la revue Droit social).
Pourtant, l'Etat social semble aujourd'hui frappé, privé de ressource, débiteur universel, avec des créanciers qui ne se reconnaissent plus solidaires.
Le droit est la direction qu'une société s'applique et aussi ce en quoi la société se reconnait. Voilà l'enjeu aujourd'hui posé, entre l'être et le devoir-être.
L'analyse du droit ne doit pas se fermer ni aux faits, ni aux valeurs, ni aux rêves. On y trouve tout, y compris du droit.
Le concept de "solidarité" a partie liée en France avec l'Etat-providence. Parti du droit civil, il a fait un détour en sociologie puis fait retour en droit dans un nouveau sens. Mais il désigne ce qui fait "solidité" dans un groupe humain, d'une façon neutre, sans préjuger ce qui fait la colle.
Le conception de "mondialisation" vise leur commune exposition aux risques et la réduction des distances, mais aussi la libre circulation. Mais "mondialiser" consiste à rendre vivable un chaos, à le civiliser, à concevoir un ordre juridique international, à interdire que la levée des frontières brise toute solidarité. Peut-on encore avoir cette ambition ?
Il faut pour cela regarder du côté de la Chine, de l'Inde et de l'Afrique, pour se déprendre de la vision occidentale de l'Etat social. Il ne faut non plus négliger ce qui handicape l'Etat social, réduit par une vision quantitative.
L'Etat social prend des mesures quantitative, réduite par une démarche quantitative, réduit par une vision du monde industriel comme une horloge. La déshumanisation du travail, dans laquelle le travailleur, désormais protégé, ne doit plus penser (ce scandale fût dénoncé par Chaplin). La solidarité nationale a permis de faire face à la perte des solidarités antérieures, mais elle a institué un mécanisme aveugle sans débiteur (l'assurance sociale comme manne céleste) et sans créancier).
Il y a enfin crise du Gouvernement par les lois. L'objet fétiche n'est plus l'horloge mais l'ordinateur et sa puissance de calcul, les êtres étant programmés et réagissant. Ainsi, le gouvernement réagit, les lois réagissent. C'est le Gouvernement tayloriste.
L'essoufflement de l'Etat social fait renaître des liens personnels et des formes diverses de solidarités, familiales et territoriales, renaissent. L'Etat les encourage, notamment aux Etats-Unis. La tradition mutualiste française renaît en France, alors qu'elle est menacée par le droit de la concurrence européen. Il peut y avoir un risque de repliement communautaire.
La dernière question est celle de la justice sociale. Elle fût critiquée par Hayek et sa théorie du marché spontané. Mais Ricoeur a montré qu'il faut reconnaître aussi les personnes dans leur identité. Pourtant, si l'on suit certains, l'identité dépend de chacun et l'état civil devient désinstitutionnalisé et le législateur semble y prêter l'oreille, alors qu'il ne peut en résulter que de la violence.
En outre, le travail permet à la personne de s'inscrire dans le monde des choses et de faire l'apprentissage de la raison, réalisant ce qu'il est dans ce qu'il fait. L'Etat social moderne dépend de sa capacité à réintégrer la justice sociale dans la division du travail qui a exclu celle-ci.
On a fini par croire l'Etat immortel, mais ce sont les rites qui ne meurent jamais. Ainsi, on ne peut apporter des réponses scientifiques aux institutions. Elles sont enracinées dans les faits mais elles s'élancent vers le ciel.
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