17 février 2017

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De la même façon que le sang devait être "La Loi", la culture ne devait être que le retour vers "La Nature" : voilà la "révolution nazie" expliquée par Johann Chapoutot

par Marie-Anne Frison-Roche

Johann Chapoutot prend le système nazi au sérieux. Non seulement comme machine de destruction des êtres humains, comme machine administrative, comme machine de fascination des êtres humains, amenés à servir ladite machine, mais comme machine intellectuelle à prendre au sérieux.

Prendre au sérieux un système, c'est le comprendre. Ce n’est pas admettre.  C’est en souligner l’ossature pour mieux l’identifier, y attacher des marqueurs, pour en reconnaître des traces ici et maintenant.

Oui, il faut s'intéresser au système de pensée nazi (I), continuer de chercher à comprendre le droit nazi (II), admettre la part que les intellectuels ont pris dans la construction d’un système qui a révolutionné la vision intellectuelle du monde en faisant prédominer une nature imaginaire, construction intellectuelle dans laquelle le Droit et les professeurs de droit ont une grande place (III). Ce qui nous permet de se demander, non sans effroi, si nous ne sommes pas aujourd’hui confrontés à une semblable « révolution culturelle », dont nous ne mesurons pas l’ampleur, dont nous ne voulons pas voir l’ossature, et à laquelle éventuellement nous collaborer (IV).

 

Lire ci-dessous les développements.

I. S’INTÉRESSER AU SYSTÈME DE PENSÉE NAZI

C'est ce qu'a fait Hannah Arendt, en écoutant le procès de Jérusalem. On lui reprocha de ce fait d’être devenue nazie ;  elle était au contraire perspicace sur ce qu’était l’ossature nazie.

Cet exercice douloureux de perspicacité, Johann Chapoutot le fait en lisant le corps de doctrine, la pensée, la philosophie nazis.

Car cette pensée existe : elle est cohérente, elle peut se défendre. Que son adoption entraîne la destruction de la totalité des êtres humains est une chose ; cela n'enlève pas la cohérence de sa construction et la solidité de son contenu.

Plus encore, parce que le nazisme est un système de pensée, et non pas un délire sans consistance élaboré par un fou mégalomane et quelques de ses amis sadiques, ce n'est qu'en le prenant au sérieux que l'on peut espérer ne pas reproduire de tels ensembles dogmatiques, lesquels peuvent produire les mêmes destructions systémiques.

N'est-ce pas un danger que nous courons, ici et maintenant ?

 

II. CHERCHER A COMPRENDRE LE DROIT NAZI

Ainsi, en 2014 Johann Chapoutot a écrit tout d'abord un livre admirable : La loi du sang.
Il y expliquait que le Droit nazi est un "vrai Droit".

Un Droit qui pose comme principe absolu la nature, à savoir le sang. C’est autour de ce principe biologique que le système juridique est construit. C’est un principe à l’aune duquel tout doit s’agencer et que rien ne doit contredire, comme par exemple un principe d’égalité, lequel n’a aucun sens face au principe premier du sang puisque nous avons des sangs différents.

Certes, en biologie cela n’est pas exact puisque le « sang pur » n’existe pas, puisque nous sommes tous de « sang mêlé », si l’on voulait rester dans cette veine-là, mais parce que nous sommes dans le Droit, c’est-à-dire un système construit dogmatiquement, autour d’un principe posé et donc proprement inventé, il faut mais il suffit d’écrire que le sang est le principe, le seul principe, et le « sang pur » existe et qu’il est le propre des aryens, pour que tout en découle.

Lorsque l’on pose que « les hommes sont nés libres et égaux », cela n’est pas plus vrai. Cela est d’autant moins vrai que la moitié des hommes sont des femmes. Mais cela est pareillement posé « en Droit. Et que de cette égalité et de cette liberté en Droit, tout découle.

Simplement de ce système dogmatique-ci, sort la démocratie, et la protection du faible. Alors que du premier système dogmatique, est sorti la tyrannie, et la mort de tous.

Nous pouvons donc porter sur le Droit nazi un jugement moral ou politique mais pas dire qu’il ne renvoyait pas à une véritable normativité juridique.

 

En 2017, Johann Chapoutot publie un ouvrage sur la « Révolution culturelle » nazie.  Les deux livres ont à voir l’un avec l’autre.

 

III. LA PART DES « INTELLECTUELS » DANS UN SYSTÈME QUI PREND COMME OSSATURE LA PRÉDOMINANCE ABSOLUE D’UNE NATURE IMAGINAIRE

Dans son ouvrage paru en 2017, La révolution culturelle nazie, Johann Chapoutot expose que le nazisme non seulement a constitué une cosmologie, une conception générale du fonctionnement du monde, à ce titre universelle, universalisable, mais encore une conception qui a constitué une « révolution ».

Il souligne que cette révolution est passée inaperçue mais que le nazisme a pourtant opéré une rupture de vision générale du monde, défini de la « révolution ».

Il montre le moteur de cette révolution, à savoir la prédominance de la nature, face à laquelle on ne peut rien, qui est forcément juste (puisque la nature ne peut vouloir le mal), qui est forcément puissante (la force aveugle du fait) et qu’il faut donc accompagner, car il est stupide de lutter -en vain- contre le destin du mouvement des planètes. La « culture » consiste donc à ôter le fatras de vieux vernis pour retrouver cette puissance naturelle et fatale.

Il montre les artisans de cette révolution, à savoir les intellectuels, puisque seuls des personnes hautement instruites dans le savoir sont légitimes à montrer que celui-ci n’est qu’un château de cartes et qu’il faut le rendre transparent pour qu’apparaisse la splendide nature, dont la puissance fût entravée par une fausse civilisation destinée par quelques malfaisant à entraver sa puissance naturelle, notamment de sélection. La beauté naturelle, par exemple celle des corps, doit enfin retrouver sa place.

Quand on lit ces deux ouvrages, en tant que juriste, l'on ne peut que penser au professeur de droit Carl Schmitt, qui adhéra au parti nazi dès 1933 et contribua fortement à y penser le droit. L’on continue à étudier aujourd’hui et à admirer sa pensée, construite sur l’idée que le droit doit être pensée à partir de la puissance juridique, reflet de la puissance de la volonté politique. Le droit américain, qui part de l’enforcement, n’en est pas éloigné. A lui s’opposait Kelsen qui construisit le système plus abstrait et procédural de hiérarchie des normes.

Johann Chapoutot montre que les personnes instruites et maîtres de leur savoir technique ont contribué activement à construire un nouveau système de pensée bouleversant la vision générale du monde, laquelle conduisait à éliminer un grand nombre d’êtres humains n’y ayant plus place (parce qu’ils n’avaient pas le « bon sang », parce qu’ils n’étaient pas « beaux », etc.), sans trouver à y redire, et sans que ceux qui les côtoyaient ou les observaient trouvent à y redire ou même s’en s’aperçoivent.

Il est très intéressant d’écouter l'entretien avec l'auteur sur ce qu'était alors un intellectuel, qui démontre que des "intellectuels" ont contribué à construire le système nazi et qu’il se trouverait encore des esprits instruits et éduqués, des universitaires notamment, pour contribuer à la construction d’une pensée si cohérente, belle et puissante.

Dans cet entretien, l'auteur montre à quel point il est aujourd’hui encore insupportable de travailler en permanence dans cette pensée nazie, pensée atroce en la considérant comme une pensée vraie. La considérer comme "délirante" étant une façon de s'en protéger ; considérer la pensée nazie comme vraie et solide est donc une épreuve.

                              

 

IV. SOMMES-NOUS EN TRAIN DE CONTEMPLER UNE NOUVELLE RÉVOLUTION CULTURELLE, DONT L’OSSATURE SERAIT L’ASSOCIATION DE LA FATALITÉ DES FAITS GÉNÉRAUX ET LA PUISSANCE DES VOLONTÉS PARTICULIÈRES

 

La question que l’on doit se poser est : sommes-nous en train de vivre la même chose ?

CE QUE NOUS N’AVONS PAS VU DANS LE MÉCANISME DE RÉVOLUTION CULTURELLE, NOTAMMENT JURIDIQUE, NAZI

Cela serait possible, cela serait terrible, notre responsabilité serait alors très grande, particulièrement pour ceux d’entre nous qui sommes « intellectuels, notamment professeurs de droit.

Si l’on retient la définition de ce qu’est une « révolution culturelle », définition classique telle que Kuhn, il s’agit d’une vision explicative du monde dans la façon dont il fonctionne à partir de nouveaux « paradigmes ». Galilée par le paradigme du mouvement des planètes a opéré une révolution scientifique. Ce sont donc les observateurs, pour des nouveaux mots et des nouvelles hypothèses de fonctionnement qu’ils mettent sur le monde, qui le révolutionnent. Ainsi, les « intellectuels », parce qu’ils inventent les mots et les théories, apportent les matériaux qui permettent les transformations du monde par la projection qu’ils donnent de celui-ci.

Par exemple le nazisme en utilisant la révolution culturelle d’un monde fonctionnant par la seule puissance de la nature qui donne toujours le bien et le bon si elle n’est pas entravée a pu  construire un système politique efficace, qui a transformé le monde. Le point de départ était fait, mais cela n’a pas d’importance car la vision du monde (ici construit sur l’idée biologique) est elle-même une invention culturelle. Dans cette époque, l’invention culturelle était l’idée de la Nature, l’idée absolue de la Nature, ce qui est une invention, une invention culturelle.

Mettre sur la nature, qui n’est pas absolue, qui n’est pas bienveillante, qui n’est pas bonne, etc., une invention culturelle d’une Nature absolument Bonne, construite sur l’invention culturelle d’un Sang absolument pur, c’était écraser la nature, c’était écraser les êtres humains qui y vivent.

Et nous ne l’avons pas vu.  

 

SOMMES-NOUS EN TRAIN DE VIVRE LA MÊME CHOSE ?

Alain Supiot le soutient.

Faisant le lien analogique avec le nazi, sa pensée dogmatique générale et notamment son droit, il soutient que nous sommes en train de vivre une sorte de révolution culturelle (il n’emploie pas ce terme là, mais sans doute ne le rejetterait-il pas) à travers la notion de « marché total ».

On peut lire la démonstration qu'il en fait dans des ouvrages successifs : L’esprit de Philadelphie (2010), La gouvernance par les nombres (2015) ou Prendre la responsabilité au sérieux (2015).

Il demande à ce que le Droit retrouve ses esprits et se désengage de cette révolution qui consiste à effacer les personnes de l’espace dans lequel les êtres humains vivent.

Si l’on regarde l’évolution des faits et l’évolution des règles de droit, l’on constate que certes Carl Schmitt serait déconfit puisque l’idée de souveraineté est battue en brèche, comme celle de volonté générale.

Mais le nouveau « paradigme » est celui-ci de « consentement ». Il faudrait mais il suffirait qu’un être humain consente et tout serait dit, le Droit n’ayant en charge que de donner pleine efficacité à ce consentement, par lequel l’être humain pourrait disposer entièrement de lui-même. Y compris pour se donner tout entier à autrui, par le don, par un contrat, dans une relation bilatérale, dans les termes de laquelle les États n’auraient rien à regarder, leur seule fonction étant désormais d’assurer la sécurité juridique de l’enforcement du consentement des parties.

Ce nouveau paradigme qui permet notamment non seulement le fait de l’esclavage mais encore le droit de l’esclavage comme une relation ordinaire est en construction. Les intellectuels y participent activement.

 

 

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