10 novembre 2010

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Lecture

Dans son livre "La Raison du moindre Etat", Antoine Garapon critique le néolibéralisme qui a fondu sur la justice

par Marie-Anne Frison-Roche

Antoine Garapon vient de sortir un ouvrage particulièrement intéressant.

Antoine Garapon utilise la notion construite par Michel Foucault de "gouvernementalité", pour montrer qu'à la conception souveraine, puis disciplinaire, succède aujourd'hui une conception "managériale" de la justice.

A ce titre, dans un rattachement au néolibéralisme, c'est-à-dire à la compétition, les magistrats sont évalués, les tribunaux fermés, la mondialisation exacerbe la notation, et les individus sont invités, juges comme justiciables, à rechercher leurs intérêts au mieux dans le système.

La description est fondée mais la critique perce souvent.

Pourtant, trivialement, ne pourrait-on considérer que la justice est une ressource rare et qu'en tant que telle, il faut en mesurer la juste allocation des moyens, pour que soit effectif le droit au juge ?

 

 

Lire ci-joint l'analyse détaillée de l'ouvrage et son commentaire.

Si l'on devait, jouant au portrait chinois, trouver sa discipline, l'on dirait que cet ouvrage appartient à la sociologie politique. Cela est heureux car le droit et la justice sont des phénomènes politiques et sociaux. Il n'appartient pas à la discipline économique et sans doute ne le prétend-il pas, mais quand le titre même annonce qu'il s'agit d'explorer le "néolibéralisme", un détour de ce côté aussi aurait été bienvenu, peut-être nécessaire. Mais ne soyons pas trop gourmand, car le livre d'Antoine Garapon apporte déjà beaucoup à son lecteur.

De plus, c'est sans doute lui qui a raison, qui tient compte de son éditeur et de son lectorat, de les assommant pas de références multipliées et de disputes académiques. Ainsi, l'ouvrage de Dany Cohen sur Droit et Économie des procès civils paru cette année reprend à rebrousse-poil bien des affirmations du livre en ce qui concerne la justice, l’assurance, l'aide juridictionnelle, etc. Il n'est pas cité. Pour aller vers le plus fondamental, puisqu'Antoine Garapon insiste sur le fait que la justice n'est pris que comme exemple d'un phénomène qui frappe l'école, la psychiatrie, la santé, etc., et qui est l'individu comme nouveau souverain, c''est dommage qu'il ne soit pas confronté à l'ouvrage de sociologie qui soutient la thèse radicalement inverse, également paru cette année, sur l'individualisme comme "individuation de la règle". D'une façon générale, l'auteur déroule une démonstration convaincante mais n'expose pas les arguments des auteurs qui soutiennent des thèses distinctes. Peut-être le style de l'essai ne s'y prête pas.

Assez souvent, ceux qui utilisent le terme même de "néolibéralisme" le font pour critiquer l'idée libérale. Antoine Garapon essaie d'y échapper. Même s'il n'y parvient pas toujours, il n'a pas la brutalité de l'ignorance et, son ouvrage repose principalement sur l'application à la justice de la notion de « gouvernementalité ».  Se référant à Michel Foucault, qui inventa la notion, travaillant notamment la pensée de Richelieu, l'auteur soutient qu'il s'agit en matière de justice d'aller vers toujours moins d'Etat, comme gage de toujours plus de performance. Antoine Garapon montre qu'on est ainsi passé d'une justice jadis souveraine, naguère disciplinaire, aujourd'hui managériale.

Bien sûr, l'auteur a raison quand il estime que l'Etat est toujours présent dans la justice, qu'il n'y a pas d'abandon de l''Etat mais bien plutôt une autre forme d'emprise, et que sous le gant managérial, les comptes de la LOLF en sont un exemple, la main reste de fer. On ne peut que suivre l'auteur dans sa démonstration.

Certes, le lecteur peut être tenté de s'éloigner de lui quand il y voit une césure avec le libéralisme classique, car le libéralisme n'a jamais soutenu autre chose : les libéraux ont toujours requis l'Etat et savent que les marchés sont des constructions juridiques, le droit étant le préalable des échanges économiques. Fernand Braudel a bien montré par l'approche historique que le "jeu de l'échange" est une construction. Les libéraux ne croient pas au spontané et l'école autrichienne a toujours été minoritaire. C'est pourtant à celle-ci qu'Antoine Garapon se réfère à titre principal.

Mais l'ouvrage reprend des éléments essentiels comme le fait qu''effectivement, comme Pierre Rosanvallon le montra dans sa thèse, le marché a la prétention par l'échange de créer des liens alors que le libéralisme, poussant la concurrence, les brise. On retrouve, sans qu'il s'y réfère, dans l'ouvrage d'Antoine Garapon, la même veine critique que dans l'ouvrage fondamental d'Alain Supiot (L'esprit de Philadelphie, Le Seuil, 2010), en ce que celui-ci rejette le "marché total", superposant le modèle de la compétition sur tout rapport humain..

Antoine Garapon, dans un style très clair, reprend donc les catégories de Michel Foucauld de la gouvernementalité et distingue à son tour pour la justice trois périodes : la justice rituelle, la justice disciplinaire et, l'actuelle, la justice managériale, qui est d'essence néolibérale. L'auteur montre que la mondialisation a démultiplié la force de cette conception.

Le livre se veut mesuré, puisque l'auteur veut bien reconnaître quelque mérite à cette conception, en ce qu'elle permet de faire coexister dans un espace collectif des individus libres (c'est à vrai dire le principe fondamental de la pensée libérale qui, étant une pensée politique, n'a jamais conçu l'individu comme isolé).

De la même façon, le "néolibéralisme" permet de faire coexister dans un espace mondialisé des cultures différentes car il n'y a plus personnes qui donne les règles à suivre, ni souverain ni maître (les deux premiers stades de la gouvernementalité), mais une rule of Law  qui apparaît mécaniquement comme règle du jeu en ce qu'elle satisfait les intérêts particuliers minimaux et communs de tous les acteurs requérant la sécurité, sur le modèle du marché. La place que la "sécurité juridique" preend aujourd'hui dans le droit économique ne peut qu'apporter de l'au au moulin de l'auteurr. .

Par ailleurs, on sait gré à l'auteur tout d'abord de la clarté, que l'on retrouve dans chacun de ses livres, de sa démonstration, et de son honnêteté intellectuelle qui le conduit toujours à se référer à ceux qui ont conçu les notions qu'il utilise, Michel Foucault au premier chef.. Il fait également très bon usage d'auteurs comme Jean-Pierre Dupuy. Qu'il soit simplement permis de regretter qu'il y ait davantage recours à des auteurs en économie, plus récents et aux conceptions moins étroites que les 2 ou 3 auteurs cités dans un ouvrage qui prend la compétition comme modèle destructeur, ce qui aurait mérité un ancrage plus fort dans cette discipline là.

En outre, ce qu'il affirme est exact : le souci managérial anime les réformes successives de la justice (mais pas toutes, celle du juge de proximité par exemple n'y correspond pas) ; les magistrats sont notés, les tribunaux sont fermés, les moyens sont comptés.

Et alors ?

Pourquoi la justice serait-elle traitée d'une façon différente que l'est une autre ressource rare ? On sent que l'auteur y est réticent.

Certes, comme il ne s'agit pas d'une ressource rare naturelle, et qu'à ce titre, elle ne relève donc pas de l'économie, il revient au Politique de l'organiser par rapport au but afin qu'elle serve sa fonction. Or, c'est la base de l'économie politique, l'action politique se déroule sous contraintes de moyens restreints.

Une fois que le corps social a politiquement posé que chacun a un "droit au juge", l''Etat est en charge de l'effectivité de celui-ci. Pour cela, la contrainte de données budgétaires étant elle-même acquise, sauf à ce que le corps social manifeste de nouveau sa volonté par une augmentation des impôts, il faut que les magistrats admettent que le jugement a une double nature : il exprime la valeur supérieure de justice mais il est aussi une prestation, qui doit être délivrée dans un temps raisonnable, d'une façon compréhensible et apte à être exécutée. L'Institution est aussi une machine. L'Etat doit la faire tourner.

Cette trivialité, dont Antoine Garapon admet sans réticence la pertinence lorsqu'il expose très clairement la nécessité de traiter les "flux" de dossiers, c'est la Cour européenne des droits de l'Homme qui vient régulièrement la rappeler à la France en la condamnant parce que les justiciables ne peuvent de fait obtenir justice.

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