28 août 2022

Compliance : sur le vif

📧Dans le Droit de la Régulation, la Concurrence est un principe adjacent, pas premier: exemple des investissements dans le réseau ferroviaire européen

par Marie-Anne Frison-Roche

â–ş RĂ©fĂ©rence complète : Frison-Roche, M.-A., "Dans le Droit de la RĂ©gulation, la Concurrence est un principe adjacent, pas premier : exemple des investissements dans le rĂ©seau ferroviaire europĂ©en", Newsletter MAFR Law, Compliance, Regulation, 28 aoĂ»t 2022.

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Le Droit de la concurrence est tautologique puisqu'il a pour objet la concurrence.

Dans le droit civil de la concurrence, il restaure ou préserve la compétition entre concurrents dans l'état où elle se trouvait (responsabilité) ou se trouve (contrat) ; dans une façon plus ambitieuse et plus politique, le Droit européen des marchés concurrentiels a pour but de construire et de garder les marchés concurrentiels. Le Droit de l'Union étant directement applicable en Droit français, nous vivons sous le ciel de ces deux perspectives.

đź”´ M.-A. Frison-Roche et J.-Ch. Roda, Droit de la concurrence, PrĂ©cis Dalloz, 2022

Son statut en tant que branche du Droit a toujours été l'objet de disputes. Certains pensent que le fonctionnement concurrentiel pur et simple, c'est-à-dire la lutte de tous contre tous pour susciter des demandes qui rencontreront les meilleures offres dans un prix d'équilibre, suffit à produire une société satisfaisante, les défaillances d'une telle "loi" (au sens scientifique du terme) justifiant simplement que, par exception, l'on prenne des dispositions spécifiques et exceptionnelles : cela fait alors du Droit de la concurrence un "ordre concurrentiel" et la discipline-mère de toutes les autres branches du Droit, parce que l'Économie serait elle-même la discipline-mère de toutes les autres disciplines, le Droit n'étant alors que l'expression neutre de l'Economie", science du marché.

Le Droit européen de la concurrence se développe donc à partir de son but : la construction et la garde des marchés concurrentiels. Textes, jugements et raisonnements partent des buts, à partir de raisonnements dits "téléologiques", qui fournirent l'ossature de tout le système, essentiellement conçu par la Commission européenne et validé par la Cour de Justice.

Après des décennies d'adhésion à cette idée, aux conséquences techniques considérables, l'on est en train de mettre en doute ce but même.

Cela ne peut que transformer l'ensemble du Droit européen, la place qu'y occupe le Droit de la concurrence, voire la conception même de ce Droit. Par exemple par rapport au Droit de la Régulation, qui sortirait enfin de son statut toléré d'exception.

L'Europe de la Régulation est effectivement en marche, comme on le voit en matière numérique, mais aussi dans tous les secteurs techniquement régulés. Où se situe alors le Droit de la concurrence ?

đź”´E. Claudel (dir.), La concurrence dans tous ses Ă©tats, 2021

Sans même aller vers l'exemple éclatant des textes adoptés ou en cours d'adoption en matière numérique (Digital Markets Act, Digital Service Act, Data Governance Act, Chip Act), que l'on pourrait encore présenter comme une exception propre au numérique (même si les technologies numériques recouvrent l'ensemble de notre monde), l'évolution concerne l'ensemble des secteurs régulés.

En effet, le Droit de la Régulation a longtemps été présenté soit comme un appareillage que l'on devait mettre en place parce qu'un secteur était techniquement inapte à recevoir le plein bénéfice du mécanisme de la concurrence (théorie des "défaillances de marché"), en présence par exemple de réseaux de transport constitutifs de monopoles économiquement naturels, soit comme la voie par laquelle des secteurs organisés antérieurement sous une forme de monopoles économiquement injustifiés (des monopoles publics) allaient passer, le plus rapidement possible et dans le plus de segments possible, du secteur public monopolistique au principe concurrentiel.

Le Droit de la Régulation était alors défini comme un Droit de nature transitoire permettant de passer d'un état passé essentiellement monopolistique vers un état futur essentiellement concurrentiel. Ce passage ne pouvant se faire en un instant et spontanément, du fait notamment de la résistance des opérateurs publics et des États, des Autorités de Régulations et des règles spécifiques ont été établies pour construire ce passage. Une fois cela fait, ce qui reste de "défaillance de marché" devait d'une façon définitive supervisé par l'Autorité qui pourrait alors demeurer à ce titre dans un secteur gouverné par le principe de concurrence, dans une "régulation symétrique".

L'on crût notamment que le Droit de la Régulation pourrait n'être que "transitoire" dans le secteur des télécommunications et se dissoudre dans le Droit de la concurrence, lequel serait suffisant à régir une activité qui n'avait rien de spécifique, le seul enjeu étant le prix des abonnements. On ne le croit plus. Mais toutes les règles avaient été conçues et appliquées à partir de ce postulat.

De la même façon le principe de concurrence fût appliqué à tous les secteurs régulés, en affirmant qu'il devait être traité comme le principe premier, puisqu'il était l'objectif même des dispositifs de Régulation. Ce fût notamment le cas en matière énergétique. Dire le contraire, notamment pour des raisons de sécurité d'approvisionnement, n'eut pas d'écho, puisque l'objectif exprès de la directive européenne de 1996 était d'ouvrir le secteur à la concurrence en diminuant la domination et la puissance des opérateurs publics nationaux, par exemple EDF. Nous le payons aujourd'hui.

đź”´A l'Ă©poque pour dĂ©fendre la RĂ©gulation comme principe premier, M.-A. Frison-Roche, La concurrence, objectif adjacent de la rĂ©gulation de l'Ă©nergie, 2014

Mais l'Europe change. Les nouveaux textes en matière ferroviaire le montrent.

En effet, le Droit de la Régulation ferroviaire, comme tous les autres Droits des autres secteurs régulés, avait été conçu comme un appareillage pour conduire ces secteurs naguère gouvernés par des monopoles vers le principe concurrentiel. L'ARAFER, puis l'ART (Autorité de Régulation des Transports) a été chargée d'accompagner l'ouverture à la concurrence du secteur et de rendre effective celle-ci.

Dans le bilan que le RĂ©gulateur a fait en juillet 2022 de 6 ans de son action, Six ans de rĂ©gulation des transports (2016-2022). De l'ARAFER Ă  l'ARTce principe est rappelĂ© par son prĂ©sident, l'essentiel Ă©tant donc le prix payĂ© par le consommateur : "Si elle ne rĂ©gule pas directement les prix payĂ©s par les usagers mais intervient, pour l’essentiel, en amont, l’AutoritĂ© de rĂ©gulation des transports, que j’ai l’honneur de prĂ©sider depuis 2016, doit bien contribuer, in fine, Ă  assurer Ă  l’usager final les meilleurs tarifs au regard de la qualitĂ© fournie.".

Mais si un secteur est régulé, cela peut être non pas parce qu'il est "défaillant" dans son aptitude à produire par ses seules forces le prix adéquat mais parce que le secteur présente un caractère crucial, et certaines entreprises qui y opèrent également.

đź”´M. -A. Frison-Roche, Proposition pour une notion : l'opĂ©rateur crucial, 2006

L'Europe commence à l'admettre, secteur après secteur. D'abord avec le secteur bancaire, parce qu'il est indissociable de la monnaie. Puis, mais si récemment ..., avec le secteur de l'énergie. Puis, avec les télécommunications, difficilement dissociables du numérique.

Aujourd'hui avec le ferroviaire, non seulement les difficultĂ©s du transport du blĂ© montrent que l'indiffĂ©rence Ă  l'unification des infrastructures pour sillonner l'Europe Ă©tant un souci majeur, dont la presse se fait l'Ă©cho dans des termes similaires, par exemple BFM ou Le Figaro, mais c'est avant dĂ©sormais non pas tant une question d'harmonisation des Ă©cartements de rails pour assurer l'interopĂ©rabilitĂ© du transport ferroviaire dont il s'agit mais d'investissements massifs aujourd'hui nĂ©cessaire pour dispositif d'un rĂ©seau ferroviaire europĂ©en.

Or, celui-ci est entravé par le Droit de la concurrence car seuls les Etats peuvent investir dans ce qui relève avant tout d'une perspective du service public. Or, l'Europe n'a pas les moyens financiers de le faire, pas plus que les entreprises en compétition. Seuls les États-membres le peuvent, soit directement soit en aidant leurs entreprises.

Mais la prohibition des aides d'Etat, prohibition qui n'existe pas dans le Droit américain de la concurrence, prohibition qui ne se justifie que par la réduction du Droit de la concurrence au seul commerce et la destruction des barrières nationales, l'interdit.

C'est contre cette prohibition que dans un premier temps à l'occasion des crises, notamment bancaires et financières, la Commission européenne elle-même est intervenue, ce qui a sauvé l'Europe en 2008 en permettant la recapitalisation des banques.

Mais aujourd'hui, c'est en dehors des crises qu'il faut repenser les investissements, notamment dans la perspective du Pacte vert qui est avant tout un texte porte sur l'Industrie et les Investissements, perspectives de RĂ©gulation et non de commerce. Ce Green deal impacte particulièrement les transports.

Parce que le Droit de la Régulation a besoin de subventions publiques pour dérouler des programmes Ex Ante, par exemple pour bâtir des structures ferroviaires, c'est en dehors même des crises et sous la forme de Règlement général que la Commission européenne propose de permettre aux Etats de construire une Europe ferroviaire, par un Règlement habilitant la Commission à délivrer des exemptions par catégorie en la matière.

Cette Europe ferroviaire qu'il aurait fallu construire dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, en articulation avec le Traité CECA. Mais il n'est jamais trop tard.

En effet, la Commission europĂ©enne a dĂ©posĂ© le 6 juillet 2002 une proposition de Règlement pour permettre de tels investissements, Ă©ventuellement publics, sans que la prohibition des aides d'Etat n'interfère, la Commission devenant habilitĂ©e Ă  dĂ©livrer des exemptions pour ce faire. Se rĂ©fĂ©rant Ă  sa stratĂ©gie pour une croissance durable, la Commission a rappelĂ© que des actions en matière de transport " peuvent soutenir fortement la transition Ă©cologique en entraĂ®nant d’importantes rĂ©ductions des Ă©missions de gaz Ă  effet de serre et en amĂ©liorant la qualitĂ© de l’air, tout en favorisant la croissance de la productivitĂ© et en renforçant la rĂ©silience des Ă©cosystèmes industriels", soulignant " l’importance des investissements dans les transports publics et dans les infrastructures qui favorisent la transition vers une mobilitĂ© plus durable et intelligente, notamment dans des rĂ©seaux multimodaux europĂ©ens continus et efficaces ainsi que dans la modernisation des rĂ©seaux transeuropĂ©ens de transport pour les voyageurs et le fret.".

Sous ce vocabulaire de "rĂ©seaux multimodaux europĂ©ens continus et efficaces", c'est bien le service public que l'on retrouve et ce sont des actes de services publics qui pourront bĂ©nĂ©ficier des futures exemptions par catĂ©gorie dĂ©livrĂ©es par la Commission, le but Ă©tant donc non plus d'offrir le prix le plus adĂ©quat possible mais bien un rĂ©seau ferroviaire europĂ©en qui permet aux marchandises (par exemple les cĂ©rĂ©ales) et aux personnes de circuler sur le territoire de l'Europe. Rappelant ensuite que cet enjeu est lui-mĂŞme en connection avec d'autres stratĂ©gies majeures de l'Europe, la Commission en conclut : "Ces objectifs ne sauraient ĂŞtre atteints sans des investissements considĂ©rables des États membres. ".

Concrètement, les investissements requis sont non seulement "considĂ©rables" mais très variĂ©s : " L’éventail des investissements que les États membres pourraient envisager pour soutenir des modes de transport Ă  faibles Ă©missions va des investissements dans une flotte nouvelle ou existante aux investissements dans l’infrastructure ferroviaire, les terminaux de transbordement et les ateliers de maintenance, Ă©galement dans le but de stimuler la demande en faveur d’une flotte Ă  Ă©missions nulles et de solutions numĂ©riques permettant l’interopĂ©rabilitĂ© entre les modes de transport et au sein des secteurs.".

La conclusion de la Commission est donc : "Il convient dès lors de disposer de règles en matière d’aides d’État qui autorisent ces investissements lorsqu’un tel soutien public est nécessaire, tout en préservant et en renforçant la concurrence dans les transports par chemin de fer et par voie navigable et le transport multimodal.".

A partir de lĂ , la Commission estime que l'ensemble des textes prĂ©alablement adoptĂ©s, notamment les lignes directrices qui expriment l'esprit dans lequel les règles doivent ĂŞtre interprĂ©tĂ©es Ă  cette nouvelle lumière, mĂ©rite d'ĂŞtre repensĂ© et propose l'adoption de cette habilitation lui permettant de dĂ©livrer seule des exemptions par catĂ©gorie en matière de transport ferroviaire et par voie navigable. En effet, "Selon l’expĂ©rience de la Commission, les aides Ă  la coordination des transports sont essentielles au transfert modal et, sous rĂ©serve de certaines conditions, ne donne pas lieu Ă  d’importantes distorsions de la concurrence. En outre, une exemption par catĂ©gorie des aides Ă  la coordination des transports est largement souhaitĂ©e par les États membres. Il y a dès lors lieu de permettre Ă  la Commission de soumettre Ă  une exemption par catĂ©gorie les aides octroyĂ©es par les États membres en faveur de ces mesures, lorsque certaines conditions sont remplies."  

Suit des cas qui seront couvert par le Règlement d'exemption, mais il est rappelé par la Commission à cette occasion que : "En ce qui concerne le transport de fret en particulier, les obligations de service public pourraient constituer un instrument approprié pour promouvoir des services dans les zones et les segments dans lesquels le transport de fret ne se ferait autrement que par la route".

C'est donc bien un Droit global de Régulation, appuyé sur une politique et une stratégie européenne qui s'est mis en place. Les diverses exemptions finissent pour couvrir l'ensemble des activités ferroviaires et le but est celui de créer une Europe des transports qui, comme l'Europe de l'Energie, est indispensable à l'autonomie de celle-ci.

Dans cette nouvelle conception, qu'exprime aussi l'Europe de la Régulation bancaire et de la Régulation énergétique, ce n'est plus le commerce qui est le principe premier, c'est l'Industrie. Les entreprises étant éventuellement coordonnées entre elles. Et ce sont les États, coordonnés éventuellement entre eux, qui développent cette Régulation Ex Ante ayant pour but cette construction.

Dans cette nouvelle Europe, dont notamment le Commissaire Thierry Breton dessine fortement les traits, le principe de concurrence demeure le principe pour le commerce, mais lorsqu'il s'agit de ces questions de rĂ©gulations, il est un principe adjacent, la concurrence se dĂ©veloppant dans la filière lĂ  oĂą il n'entrave pas le but principal. La concurrence est alors dans une place inversĂ©e : un principe bienvenu si elle peut justifier les bĂ©nĂ©fices qu'elle apporte dans un système oĂą le principe premier n'est pas elle.

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