4 janvier 2016

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Conflit d'intérêts

par Marie-Anne Frison-Roche

ComplianceTech©

D’une façon paradoxale, la notion de conflit d’intérêts semble avoir été découverte récemment. En effet, dans la tradition française, du côté de l‘État, celui qui le sert fait par une sorte d'effet naturel passer l’intérêt général incarné par l’État avant son intérêt personnel : il y a certes une opposition d’intérêts, à savoir l’intérêt personnel de l’agent public qui voudrait par exemple travailler moins et gagner plus, et l’intérêt général de la collectivité, qui voudrait payer moins d’impôts et bénéficier de trains qui arrivent plus à l’heure ; mais ce conflit est résolu naturellement car l’agent public, ayant « le sens de l’intérêt général », se sacrifie pour servir l’intérêt général. Il reste tard à son bureau et fait arriver les trains à l’heure. Le Professeur de droit Jacques Chevallier a montré que cette théorie du service public était l’héritage de la Royauté, système dans lequel le Roi est au service du Peuple, tandis que l’aristocratie, au "service du Roi" part en guerre pour celui-ci. Il ne peut donc y avoir de conflit d’intérêts problématique ni dans l’administration ni dans les entreprises publiques, ni à observer, ni à gérer ni à dissoudre.

Si l’on se tourne du côté de la sphère économique privée, dans la conception traditionnelle, les mandataires sociaux sont nécessairement associés de la société commerciale et les bénéfices sont obligatoirement répartis entre tous les associés : le contrat de société est un « contrat d’intérêt commun ». Ainsi, le mandataire social travaille en sachant que les fruits de ses efforts lui reviendront à travers les bénéfices qu’il recevra en tant qu’associé. Quel que soit son égoïsme, ce mécanisme produit la satisfaction de tous les autres associés qui mécaniquement recevront aussi en partage les bénéfices. Ainsi, dans le mécanisme sociétaire, il n’y a jamais de conflit d’intérêt dès l’instant où le mandataire social est obligatoirement associé : il travaillera toujours dans l’intérêt des associés puisqu’en cela il travaille pour lui-même.

Ces deux représentations se sont révélées inexactes. Prenons la première : le « sens de l’État » n’est pas à ce point partagé dans l’administration et les entreprises publiques, que les personnes qui y travaillent se sacrifient pour le groupe social. Des chercheurs en économie et en finance qui ont fait voler en éclat ces représentations politiques et juridiques. Plus particulièrement, on a constaté que le train de vie institutionnel des entreprises publiques, très proches du gouvernement et de leurs dirigeants, était souvent peu justifié alors qu'il est payé par le contribuable, c'est-à-dire par le groupe social qu’elles prétendaient servir. L’Europe, en affirmant dans le Traité de Rome le principe de "neutralité du capital des entreprises", c’est-a-dire l’indifférence au fait que l’entreprise ait pour actionnaire une personne privée ou une personne publique, a validé cette absence de dépassement de son intérêt particulier par le serviteur de l’État, devenu simple agent économique.

La désillusion fut encore plus forte concernant la sphère privée. En effet, le schéma traditionnel reposait sur l’absence même de conflit d’intérêts. Or, le mandataire social n’a pas pour seul avantage des bénéfices qu’il recevra plus tard comme associé. Il reçoit de très multiples avantages (voiture de fonction, frais de réception, appartement de fonction, etc.). Les autres associés voient leur bénéfice diminuer d’autant. Ils sont ainsi en conflit d’intérêts. Plus encore, le mandataire social a été élu par l’assemblée des actionnaires, c'est-à-dire concrètement, l’actionnaire majoritaire ou l’actionnaire « contrôlaire » (actionnaire de contrôle) et non par tous. Il peut même n'être pas associé ("haut dirigeant"). Le conflit d’intérêt existe donc entre le dirigeant, le "manager" et l’actionnaire minoritaire. L’actionnaire minoritaire n’ayant pas le pouvoir de fait de révoquer le mandataire social, puisqu’il ne dispose pas de la majorité des droits de vote, la question ne se posant même pas si le dirigeant n'a pas un statut sociétaire, il ne dispose que du pouvoir de céder ses titres, si la gestion du manager lui est défavorable (droit de sortie). Ainsi, ce conflit d’intérêt se traduit par la circulation des titres. C’est pourquoi si la société est cotée, le conflit d’intérêts se traduit dialectiquement entre le mandataire social et le marché financier.Le manager pourrait certes avoir le « sens de l’intérêt social », une sorte d’équivalent de sens de l’État, s’il a une déontologie, ce qui alimenterait une autorégulation. Peu de personnes croient à la réalité de cette hypothèse. Par pragmatisme, on admet plus volontiers que le manager préfèrera son intérêt à celui de l’actionnaire minoritaire. En effet, il peut servir son intérêt personnel plutôt que l’intérêt au service duquel un pouvoir lui a été donné grâce à la rente informationnelle dont il est doté, et à l’asymétrie d’information dont il bénéficie. Toute la régulation va intervenir pour réduire cette asymétrie d’information et en doter l’actionnaire minoritaire grâce au régulateur qui défend les intérêts du marché contre les mandataires sociaux, au besoin à travers du droit pénal. Mais la croyance dans la bénévolance des managers a repris vigueur récemment avec la corporate social responsability, cette responsabilité sociale de l'entreprise par laquelle les dirigeants expriment leur souci des autres.

Les conflits d’intérêts gangrènent le marché financier car aujourd’hui on ne croit plus que les personnes dépassent leur intérêt personnel pour servir l’intérêt des autres. C'est peut-être pour retrouver une confiance, voire une sympathie, que les entreprises ont investi dans une responsabilité sociale qui s'élabore par un droit très souple. Pour prendre des exemples de conflits d'intérêt qui ont retenu l'attention,  les agences de notations étaient à la fois payées par les banques, pour les conseiller et concevoir des produits, tout en étant la source des notations, principaux indices à partir desquels les investissements s’opèrent. Or les banques sont les premiers intermédiaires financiers. Donc, les agences de notations sont en conflit d’intérêts. Avant la crise financière de 2008, très peu l’ont relevé. En 2008, certains régulateurs nord-américains vont jusqu’à proposer de supprimer l’activité d’agence de notation qui par ailleurs présente le risque d’être aujourd’hui concentrée sur 3 opérateurs pour l’ensemble du monde. On a préféré régulé l'activité de notation.

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