ComplianceTech® ↗️ to read this working paper in English, click on the British flag
► Référence complète : Frison-Roche, M.-A., Pour une conception humaniste du Droit des affaires et de son enseignement, document de travail, février 2019
____
📝ce document de travail a été élaboré pour servir de base à un article publié un an et demie après sa remise, en novembre 2020 dans les 📘
____
Alain Couret est un grand professeur de Droit et un très bon technicien de celui-ci. On se surprend soi-même non seulement à devoir souligner cette maîtrise technique insérée dans l'activité d'enseignement mais à prévenir qu'il s'agit d'une grande qualité. Cette maîtrise technique et l'aptitude à transmettre le savoir juridique par la compréhension de ses principes de base, n'est-ce pas le métier même de professeur ? Si chacun l'admet, alors désigner ainsi Alain relèverait du pléonasme...
Mais l'on entend souvent aujourd'hui que l'art juridique ne serait plus qu'un art de tordre les textes et les mots dans tous les sens, que ceux-ci s'y prêteraient, voire qu'ils seraient faits pour cela, qu'il faudrait apprendre avant tout à argumenter et à contredire si habilement que le tiers spectateur, qu'il soit juge, auditoire ou opinion publique, sera persuadé à la fin que, dans le cas particulier auquel la discussion est cantonné, l'intérêt défendu est bien le meilleur, que c'est bien celui-ci qu'il faut protéger et non pas celui de l'adversaire, qu'il faut rendre effectif cet intérêt singulier-là. Quitte à penser différemment dans le cas suivant. D'ailleurs, il sera possible par la suite de soutenir une autre cause, puisque les situations ne sont jamais semblables. Dans cette façon de faire, connaître techniquement le Droit et ses principes de base apparaît secondaire. La technique ? Cela serait les machines qui s'en chargeront. Les principes ? Ils seraient à éviter, parce que cela ne servira à rien : à chaque cas sa solution.
Par ses enseignements et ses écrits, Alain Couret exprime le contraire : le Droit des affaires n'est pas réductible à un amas réglementaire, repose sur des principes qui reflètent la conception que l'on se fait de la place des êtres humains dans les échanges, dans l'entreprise, dans l'organisation marchande. Enseigner le Droit des affaires, c'est transmettre ces principes. C'est aussi les discuter. Ecrire, dans une continuité avec l'enseignement, c'est au besoin inventer d'autres principes, tandis que les machines continuent de stocker par milliers les dispositions techniques posées là, chacune équivalente à une autre. Enseigner des principes, seuls les êtres humains sont aptes et soucieux de le faire, à l'exemple d'Alain Couret. Si on l'oublie, alors les professeurs étant devenus des répétiteurs, les machines répéteront bien mieux qu'eux par un débit infatigable les "paquets réglementaires". Mais inventer de nouveaux principes, seuls les êtres humains ont souci à le faire, à travers des idées. Lorsqu'un auteur prit l'image d'algorithmes qui "rêvent", c'était pour mieux poser qu'ils ne le font pas!footnote-1485, tandis que Lévi-Strauss définissait l'enseignement comme le fait pour une personne particulière de rêver tout haut.
Et le Droit des affaires, n'est-à-ce pas d'imagination et d'humanisme dont il a besoin, plus que jamais, puisque l'intimité des affaires et de la technologie mécanise les êtres humains ? , à travers des personnalités comme celle d'Alain Couret, alors même que nous allons toujours plus vers un pointillisme et une déshumanisation, à laquelle sa conception réglementaire participe ?
Ainsi, l'on apprend, et parfois avant tout, voire pour toute chose, l'art de l'argumentation, de la dispute et de la contradiction, en posant qu'à la réflexion, les faits n’existeraient pas puisqu'il n'y aurait que des récits et que nous vivrions dans une société de "post-vérité". Dans ce nouveau genre, d'un Droit qui revendique sa "neutralité" et qui peut se plier à tout, l'on nous indique que la technique juridique sera prise en charge par des machines, auxquelles l'on associe l'adjectif "intelligentes". La maîtrise de principes juridiques qui forment pourtant l'ossature d'un esprit étant associée à une rigidité, ce qui diminuerait d'autant l'efficacité d'un juriste qui devrait chaque jour être plus souple, dans une division du travail entre des machines qui stockent de la "réglementation" (ce qui serait la nouvelle appellation du Droit). La fonction du professeur change : n'exposant aucun principe de droit - qui ne servirait à rien - et se détachant de cette "réglementation" d'un volume astronomique et exponentiel, il apprendrait aux étudiants comment soutenir telle thèse ou telle autre. Ce qui revient à inculquer l'art de servir le bénéficiaire de l'intérêt soutenu par celui-ci par ou par celui-là.
Alain Couret est tout l'inverse de cela. Pour lui, les règles qui régissent la vie économique demeurent des règles de Droit et non pas la mise en forme de principes de théorie économique!footnote-1472, articulées autour de principes, et non pas un amas de dispositions techniques en tous genres dont le volume nous engloutirait. Juriste, il sait que la recherche par mots-clés permettra à l'empilement réglementaire de prospérer, étouffant le Droit : les algorithmes font des connexions et retrouvent des cas où des familles de mots se retrouvent. Ce n'est pas ainsi qu'un Ordre juridique se construit, c'est ainsi qu'une "réglementation" se gère. Sans raisonnement, car les machines ne raisonnent pas. Alain Couret est un professeur qui pose que dans cet univers du Droit des affaires les multitudes de solutions, rapprochées les unes aux autres ne dispensent pas des principes, n'engendrent pas des principes. C'est pourquoi son enseignement et ses écrits sur le Droit des affaires, Droit des sociétés, Droit financier portent sur les principes et les raisonnements qui en découlent. Sur les contradictions, certaines que l'on peut résoudre par le raisonnement et d'autres que que l'on ne peut admettre : par exemple selon Alain Couret celle de "procureur privé!footnote-1456", rapprochement qui ne froisse aucun algorithme. N'est-ce pas comme un soupir un peu amer que de titrer un article récent "Légiférer sans comprendre" ?!footnote-1474
On est un peu tenté de soupirer avec lui lorsqu'on nous dit que les principes n'auraient plus besoin d'être inculqués. Ce sont pourtant eux qui relient les dispositifs techniques aux êtres humains. Ce sont eux qu'il faut comprendre, admettre et assimiler, par l'intelligence humaine et l'enseignement. L'accumulation des solutions passées ne fait pas naître la "justice prédictive", qui supposerait que le futur est contenu dans le passé, qu'il suffit d'en tirer le fil, que la connaissance mécanique des milliards de solutions passées assurerait une connaissance du futur. Même si les entreprises informatiques qui ont construit ce marché rappellent sans cesse que cela ne sont que des outils et que le juge peut briser ses fils et changer la corde pour une solution nouvelle, c'est-à-dire peut décider, c'est partir de l'idée mécanique de la situation d'une personne qui est d'abord entourée de tous ces fils du passé. Diderot prenait l'image de l'automate. Régressant, se dessine aujourd'hui l'image d'un juge-jouet à qui l'on rappelle qu'il peut toujours cesser d'être de bois, briser les fils et devenir un "vrai petit garçon"!footnote-1457. De la même façon que la machine Watson qui stocke des milliards de cas, ce qu'un être humain ne peut faire, pourrait être le meilleur des professeurs. Les robots donnent déjà des conférences, en débutant par l'expression du plaisir qu’ils ont d'être là!footnote-1458. A quand un algorithme écrivant un article débutant par quelques lignes de remerciement et de dévouement à Alma Mater ?
Il fût toujours vrai que le futur contient de nombreux éléments du passé, que même en Civil Law l'on connait la "jurisprudence", laquelle n'est jamais que cela!footnote-1459. Mais ici l'assise que donnent les informations rapprochées par ce que l'on appelle "l'intelligence artificielle" est si puissante et surtout si confortable que l'on doute de cette part de volonté et d'invention du juriste désormais installé sur tant de cas ayant trouvé solution. Il suffit de reprendre, au sens de la raccommodeuse. Les expressions de "tissu réglementaire" de "trou dans le tissu réglementaire" (loophole) sans cesse utilisées dans les travaux économiques indiquent à la repriseuse qu'est le juriste son rôle : raccommoder l'ouvrage mal fait (car un "contrat incomplet" n'est pas autre chose que cela, au plus vite, au moins cher. Dans un "tissu réglementaire", il n'y a pas de place pour les principes.
L'on en doute d'autant plus si l'on pense, comme cela est parfois affirmé sous couvert de "pragmatisme" qu'il serait inutile - voire dangereux, parce que "dogmatique" - de se référer à des principes. En effet, dans une construction mécanique de rapprochements de tous les cas, les faits, les raisonnements, les solutions, il ne serait plus besoin de principes. Et l'on voit le Droit des affaires de plus en plus enseveli dans de la "réglementation", dont la rédaction est rule-based, c'est-à-dire qu'à chaque situation que l'on a observée ou que l'on imagine l'on associe une solution.
Mais je me souviens d'un colloque sur la finalité du Droit des sociétés. Alain Couret y prit en premier la parole pour se demander quel était le principe de fonctionnement des sociétés!footnote-1479. Question de principe. En compagnie de Dominique Schmidt, il y exposa les intérêts que doivent servir les différents organes sociétaires et les mandataires. Il avertit sur la nécessité de poser d'une façon claire la définition générale de "l'intérêt social" et la façon technique dont les associés, puis ceux qui ont des "intérêts" doivent participer ou dire leur mot dans tel ou tel type d'opérations qui affectent la société. Il réaffirma la nécessité de définir, de qualifier et de poser les buts. En les hiérarchisant.
En effet, en Droit des affaires, il faut pouvoir se reposer sur des principes. "Se reposer" au sens le plus fort du terme, lorsque l'on trouve dans le silence des textes et qu'il faut retrouver la branche et le tronc par lequel le système fût construit. C'est pour cela qu'une réglementation si bavarde est toujours affectée de silences, car le cas advient qui n'a pas été prévu. Tandis qu'un système ayant des principes n'est pas lacunaire car tacitement le principe, activé par le juge, vient écrire à l'encre noire ce qu'à l'encre sympathique le principe avait déjà tracé.
Dans le Droit des affaires, le débat "de principe" ouvert par le rapport Notat-Sénart, ouvert parce que celui pose un principe selon lequel la société est l'expression juridique de l'entreprise, définition institutionnelle de la société, et qu'elle a pour fonction de servir l'intérêt de l'entreprise telle qu'elle a été fondée par un contrat de société, mandat qui est donné aux dirigeants qui servent donc l'intérêt des investisseurs et prennent également "en compte" des intérêts collectifs sociétaux et environnementaux, peut être discuté sans fin dans ce principe, dans chacun des éléments qui y sont posés. La loi dite PACTE se garde de reprendre si nettement ce principe en tous points mais l'essentiel est là : partir d'un principe.
Alain Couret, spécialiste du Droit des sociétés et du Droit financier!footnote-1476, part lui-aussi des principes. Il en déduit des principes techniques. Il décrit ainsi par une logique de système des règles de Droit qui sont compréhensibles et prévisibles, parce qu'elles sont logiques. Le fait qu'elles sont stockées par ailleurs dans des ordinateurs ne change pas cette nature du Droit : oeuvre humaine, le Droit exprime quelques principes, qui sont des principes politiques de vie qui s'adressent toujours aux êtres humains, qu'il faut comprendre et faire comprendre. La "réglementation" est une norme de mise en oeuvre de ces principes et le fait, pas davantage. Si nous ne voyons plus que de la réglementation, alors nous entrons dans un monde déshumanisé, un océan réglementaire activé par des machines dans un désert de Droit. L'efficacité, qui n'est qu'un moyen d'évaluer, en deviendra le principe constitutif. A lire certains travaux, le déplacement est en train de se faire, et le Droit chinois est à ce titre montré en exemple.
Un des éléments les plus nouveaux - et des plus décriés - du Droit des affaires est le mécanisme de Compliance. La technique la plus ancienne est la "personne", dont on a affirmé aujourd'hui qu'elle "existe vraiment", soit en ce qu'elle n'est que la traduction juridique de l'entreprise, la conception institutionnelle ayant donc gagné dans les travaux et lois récentes, mais surtout en ce qu'elle ne doit plus être une technique juridique neutre, utilisée à des seules fins fiscales ou patrimoniales. Ainsi, la loi Sarbanes-Oxley, souvent présentée comme l'une des premières lois estampillées "Compliance" a été provoquée par le cas Enron, entreprise qui avait créé plus de 800 filiales, c'est-à-dire des "personnes" juridiques sans personnes, tandis que les nouvelles règles de compliance bancaire imposent à l'ouverture des comptes de connaître le "réel bénéficiaire", c'est-à-dire les "vraies personnes" et que le nouveau système européen sur la protection des données a pour souci la protection des personnes, c'est-à-dire non pas l'entreprise mais la personne comme être humain.
Si l'on pénètre dans le Droit par la "réglementation", alors effectivement la seule façon d'en devenir spécialiste d'une des tranches, d'une des couches : par exemple, l'ingénierie sociétaire et la création des personnes morales qui permet d'éviter l'impôt comme la responsabilité ; ou bien la compliance des informations relatives à la corruption, maîtrisant chaque virgule de la loi dite "Sapin 2", des obligations à suivre et des sanctions à éviter ; ou bien la compliance des données, maîtrisant chaque virgule du Règlement européen de protection et de circulation des données, dit RGPD. Et qui est spécialiste de l'un ne connait pas l'autre. Puisqu'il y aurait pas de principes communs. Il y a des soucis recherchés, mais à l'intérieur de chacun, par exemple la corruption pour l'un, le blanchiment pour l'autre, le climat pour un autre, le terrorisme pour un autre. Sans principe commun, l'on s'épuise à tout tenir d'un seul regard, mais l'on met dans une même machine tous ses règlements, dont nous ne recherchons guère un principe commun.
Etre sans principe, attendre de la machine la solution prochaine ? Ce n'est pas ainsi que le Droit des affaires peut se maîtriser. L'on peut y voir un instrument du capitalisme!footnote-1460, comme le fît Ripert dont le passé n'autorisait effectivement pas à avoir une conception plus humaniste!footnote-1461. L'on peut en avoir une conception plus humaniste si l'on pense que le commerce est une activité humaine dans un espace constituant un marché, le principe de circulation des biens et des capitaux qui le régit ne pouvant effacer ce qui lui est premier : l'activité humaine. Si l'on considère que l'être humain, qui bâtit, qui construit, qui fabrique, qui vend et qui achète, isolément (entrepreneur) ou en s'organisant par ailleurs (entreprise instituée), est un cœur du marché, ce qui fait battre celui-ci, au sens de tumos que lui donne la langue grecque, c'est-à-dire à la fois là où est l'énergie, l'élan vers l'autre (l'offre, le contrat), l'humanité, alors le souci de toutes ces "réglementations" est et doit demeurer la personne, notion juridique en ce qu'elle correspond à l'être humain et défend celui-ci!footnote-1486.Allant plus loin, le Droit des affaires peut contribuer à lutter contre la mécanisation du monde, par un mouvement confluent de la financiarisation et de la digitalisation, en mettant au centre des libres échanges marchand et la forme qu'ils prennent parfois dans une "entreprise" les êtres humains!footnote-1487.
les commentaires sont désactivés pour cette fiche