Mise à jour : 5 septembre 2011 (Rédaction initiale : 12 octobre 2010 )

Enseignements : Les Grandes Questions du Droit, semestre 2010

Cinquième cours Grandes Question du Droit

par Marie-Anne Frison-Roche

Ce cours constitue le second volet de la première Grande Question relative aux sources du droit. Nous avons vu que la présentation du droit français, dans sa tradition légicentrée dans laquelle le juge n'est qu'un serviteur neutre de la norme législative supérieure et seule légitime, présentation appuyée sur l'article 5 du Code civil, ne resitue pas la réalité des choses. En effet depuis toujours, le juge a créé du droit, pour trouver des solutions justes et adaptées à une société qui change, comme l'illustre l'arrêt Jeand'heur de 1930. L'arrêt Blick de 1991 en est un autre exemple. Les autres juridictions suivent ces arrêts de principe, cette cristallisation de la jurisprudence autour de ceux-ci ne méconnaissant par l'article 5, qui ne prohibe que les arrêts de règlement, mais respecte au contraire l'article 4 du Code civil, qui interdit au juge de tirer prétexte du silence de la loi pour refuser de statuer. C'est alors penser les sources du droit non plus comme un duel entre le législateur et le juge mais à travers les droits fondamentaux des personnes, ici le droit au juge, qui interdit le déni de justice.

Il en résulte que tout d'abord la jurisprudence est une source effective du droit. Cela relativise la distinction que l'on présente d'une façon excessive comme étant essentil entre les pays de civil Law et les pays de common Law. En effet, nous voyons que un arrêt de principe dégage une autorité dont la portée devient de fait semblable aux arrêts de règlement qui caractérisent les pays de common Law. En outre, ceux-ci ont développé de très multiples règlementations, notamment les Etats-Unis, et ils n'ont rien à nous envier en matière d' "inflation législative".

Les normes sont également insérées dans un système hiérarchique, tel que Kelsen l'avait conçu, pour garantir la primauté de la "norme fondamentale", ce à quoi on identifia pendant très longtemps la Constitution.

La difficulté vient de la superposition de deux pyramides kelséniennes, à savoir celle qui assure la proéminence de la Constitution sur les normes ordinaires et celle qui assure la prééminence du droit supranational sur les droits nationaux. Le conflit entre normes supranationales, principalement européenne et Constitution était inévitable. Il n'apparut que récemment à partir de 2009.

En ce qui concerne la prééminence du droit communautaire, il est aisé de comprendre que la Cour de Justice des Communautés Européennes l'affirma rapidement après le Traité de Rome, dès les années 60, notamment par l'arrêt Costa de 1964, tant cette hiérarchie est en sa faveur.

Ainsi, l'arrêt Costa pose en même temps que le Traité de Rome a institué un droit communautaire qui constitue "un ordre juridique propre" et que celui-ci est "intégré au système juridique des Etats membres". Le droit communautaire a ainsi recouvert les droits nationaux comme la tunique de Nessus. L'arrêt Simmenthal a institué les juges nationaux comme étant des juges de droit communautaire, ne leur donnant ce pouvoir que pour mieux les obliger à assurer le plein effet du droit communautaire écartant toute loi nationale, alors même que celle-ci n'a pas été éliminée préalablement par un "procédé constitutionnel". 

La jurisprudence française, après avoir fait la sourde oreille, commença par admettre cette soumission nationale au droit communautaire. Le premier "grand arrêt" fut l'arrêt Jacques Vabre de la Cour de Cassation qui reconnut la supériorité de la norme communautaire même si elle fait face à une loi française postérieure. Il est logique que le Conseil d'Etat, plus légaliste, ne céda qu’en en 1989 dans une semblable hypothèse dans l'arrêt Nicolo.

Mais la question de la tension entre le droit de l'Union Européenne et les droits nationaux se déplaça entre celui-ci et les Constitutions nationales. En effet, le droit constitutionnel n'est plus aujourd'hui une branche spécialisée du droit public en ce qu'il se contenterait d'organiser les rapports entre les pouvoirs politiques au sein de l'Etat et leur fonctionnement politique. La loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et la Question prioritaire de constitutionnalité en fait le garant des libertés et droits fondamentaux ce qui traverse le droit privé comme le droit public.

Ce mouvement à la fois d'élargissement du droit constitutionnel et de recentrage sur les droits fondamentaux n'est pas si récent puisque la décision essentielle de 1971 sur la liberté d'association a élargi le bloc de constitutionnalité à la déclaration des droits de l'homme de 1789. Dans ces conditions, les droits constitutionnels nationaux et les Cours constitutionnelles nationales qui en sont les gardiennes vont refuser la hiérarchie au bénéfice d'un droit européen qui est avant tout un droit marchand et non pas un droit de valeur et de protection des citoyens.

En cela, est essentiel la décision du tribunal constitutionnel allemand du 30 juin 2009 qui n'admet la constitutionnalité d'une loi nationale de transposition d'une norme européenne que si elle ne heurte pas le droit allemand en ce que celui-ci exprime ce qu'est "le peuple allemand". Cela est particulièrement problématique, puisque le mur de Berlin a précisément cassé ce peuple. Et on mésure ici que les juges suprêmes nationaux exercent un pouvoir prétorien. Cela renvoie à la définition du droit comme acte de langage.

Le Conseil constitutionnel français a suivi le même mouvement par la jurisprudence du 27 juillet 2006, sur la loi relative aux droits d'auteur, qui récuse une transposition de directive si elle n'est pas conforme à "l'identité constitutionnelle française". Cette notion a été reprise par le Conseil d'Etat en 2008 par les arrêts Arcellor et Conseil National des Barreaux. Mais l'articulation des normes peut se concevoir selon un autre modèle que l'organisation hiérarchique, système traditionnel que la mondialisation rend sans doute obsolète.

En effet, nous somme plutôt dans un système dialogal où la jurisprudence et la loi se parlent, se répondent, se construisent l'une sur l'autre pour aboutir à une solution non plus contradictoire ou aporétique mais très affinée. Le meilleur exemple peut être pris dans l'affaire Perruche. Sur ce cas et dans cette perspective, voir sur le blog "Les sources du droit ne sont plus organisées sur un mode hiérarchique mais sur un mode dialogique : l’exemple de l’affaire "Perruche", vendredi 17 septembre 2010.

Mais, ce modèle d'un système juridique global et unifié autour des libertés et droits fondamentaux, dans lequel les Cours s'ajustent spontanément et dialectiquement au fur et à mesure des décisions, suppose qu'elles "soient" d'accord pour s'accorder. Or, le Conseil constitutionnel par une décision du 30 juillet 2010 a déclaré non conforme à la constitution la procédure française de garde à vue notamment en ce qu'elle exclue la présence de l'avocat dès la première heure de celle-ci. Pour tempérer l'impact considérable d'une telle décision sur l'organisation pratique tant sur l'intuition judiciaire que sur la profession d'avocat le Conseil a utilisé son pouvoir de moduler les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité en reportant au 1er juillet 2011 la date de l'abrogation de la loi afin de permettre au législateur de remédier à celle-ci. Mais, les droits fondamentaux constitutionnels sont analogues voire identiques avec ceux de la Convention Européenne des droits de l'homme, lesquels ne connaissent pas dans leur applicabilité de tels procédés de différer dans le temps. Or, à l'occasion d'un pourvoi banal, le parquet général de la Cour de cassation a demandé le jeudi 7 octobre 2010 à la Chambre criminelle de la Cour de cassation de déclarer la procédure de garde à vue non conforme à la Constitution. L'épée de Damoclès n'est plus suspendue et le choc de contrôle de conventionalité et de contrôle de constitutionnalité qui exprime un choc entre l'Europe et les Etats membres prend une nouvelle ampleur. Une solution pourrait être, si la Cour de cassation ne veut pas scinder les droits fondamentaux, selon qu'ils sont sous l'éclairage interne ou européen, de s'auto attribuer le pouvoir de différer également dans le temps l'effet de ses décisions. Pourquoi pas.  

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