27 mai 2014

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La codification du droit financier et son bon usage

par Marie-Anne Frison-Roche

Ce working paper avait vocation à servir d'avant-propos à l'ouvrage de Monsieur Nizar Mannai, Les textes de base relatifs au droit du marché financier
 
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LA CODIFICATION DU DROIT FINANCIER
ET SON BON USAGE
 
Marie-Anne Frison-Roche
Professeur des Université, Sciences Po (Paris)
 


Monsieur Nizar Mannai, en collationnant, en organisant et en classant sous des titres, des textes épars – lois et décrets – qui forment selon lui le « droit du marché financier en Tunisie », a fait œuvre de codification. Qu’il en soit remercié, car au-delà de la grande qualité de l’ouvrage en lui-même, il fait œuvre très utile du seul fait qu’il a « codifié ».

Il ne s’agit pas ici de faire une glorification de la codification comme « acte normatif », ce que l’on présente souvent comme ce qui distingue les systèmes de Civil Law et les systèmes de Common Law, le Civil Law se caractérisant avant tout par la présence du Législateur qui présente sa forme la plus formidable lorsqu’il a les habits du codificateur, ou celle plus pragmatique de l’Administrateur, qui rend service par l’outil de la « codification administrative » tandis que le droit de Common Law hoquèterait de précédent en précédent. C’est encore raisonner par la source, saluer le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif et tenir à distance toute autre source, notamment juridictionnelle ou, pire, doctrinale.

En effet, en droit financier, peu importe « qui » fait le travail de codification, peu importe la source du droit, peu importe qui a forgé l’instrument qui rend maniable le magma des textes. Le droit financier est façonné par le « droit souple », la soft Law, ce discours qui apporte au fatras réglementaire de la cohérence et injecte de la prévisibilité à l’ensemble.

A ce titre, devant le déluge de textes, déluge à la fois par la masse et par la mobilité, cette multitude de textes étant changée sans cesse, il faut mettre de l’ordre. L’on ne doit plus rêver d’un « droit simple » et qui ne bougerait pas dans le temps. La loi ne s’écrit pas dans le marbre en matière financière car le droit, notamment par les contrats, est sans cesse bousculé par les innovations dans les produits et porte la trace de l’ingéniosité dans les comportements. Puisque le droit bouge, les textes doivent bouger car l’on ne peut scinder contrats et pratiques d’une part, lois et règlements d’autre part. Des textes qui ne bougeraient pas stagneraient et engendreraient non pas un droit éternel mais un droit mort.

Pourtant, il faut donner un cadre pour que celui qui est soumis à la réglementation, puisse avoir à ne pas la subir mais l’utiliser. Le droit financier ne peut pas être qu’un fardeau, il peut être aussi un instrument de performance dès l’instant que les parties ont les moyens de le maîtriser. Dès lors, que le jardin soit dessiné à la française ou conçu à l’anglaise, peu importe pourvu qu’il y ait jardin.

Peu importe celui qui va donner le cadre, dès l’instant que toutes les parties prenantes retrouvent alors leur chemin, reconnaissent les tracés du droit d’aujourd’hui, mais surtout disposent du plan de leur chemin du lendemain. La prévisibilité est ce que l’on demande au droit, l’imprévisibilité juridique est un risque qui coûte très cher pour un système financier qui transcode tout en coûts.

Ainsi, tous attendent le cadre qui permettra de trouver cette sécurité juridique, bien public informationnel du marché financier. Il n’est pas raisonnable d’exiger du droit qu’il cesse d’être complexe ou évolutif car ce serait alors troquer l’inadéquation contre la sécurité. Il faut injecter de la prévisibilité dans un droit qui, pour être adéquat au marché financier, lui-même complexe, mobile, tenu par les États tandis que les biens ne butent sur aucune frontière et que les opérateurs enjambent celles-ci, doit être compliqué, concret, prendre la forme de multiples réglementations qui s’entrecroisent et se modifient sans fin.
Le seul moyen de parvenir à cet exploit est la codification.

Cette codification peut être le fruit du travail du Législateur lui-même. Celui-ci lève la tête de sa table de travail, se retourne et, constatant le fatras textuel, décide d’y mettre « bon ordre », classe, range, actualise à l’occasion, modifie parfois et promulgue un Code dont l’intitulé est flambant neuf mais dont le contenu est l’œuvre d’un législateur-jardinier qui a tracé les allées, remis un peu de gravier, ôté des fleurs fanées, voire tenté quelques boutures.

En France, ce fût le Code Monétaire et Financier. Mais le Législateur n’a souvent pas la force de tracer lui-même le plan, sa main est trop entravée par une façon bégayante d’écrire les textes, ralentie par le droit d’amendement, alourdi par le lobbying dont ceux qui le manient nous expliquent les bienfaits. La loi française du 16 décembre 1999 donna donc au Gouvernement une habilitation pour faire l’œuvre de construction. Le tronc, la partie législative, fût publié par l’Ordonnance du 14 décembre 2000, soit moins d’un an après. Comme le droit va vite, quand il s’opère sans débat … Les branches, la partie réglementaire, furent l’objet du décret du 2 août 2005.

Ainsi, les canons de la légitimité du droit par sa source, ici les pouvoirs législatif et exécutif, sont donc respectés.

Mais la codification ne vaut que par l’usage qui en est fait. En cela, elle ne tient que par sa qualité. C’est pourquoi la codification n’est pas tant la marque du pouvoir normatif. Elle n’est pas le signe exclusif de la souveraineté du Législateur. En France, cette souveraineté est d’ailleurs un peu de façade.

Le Code Monétaire et Financier n’est-il pas un Code à la Potemkine ?

La tentation de le qualifier ainsi tient en premier lieu au fait que les praticiens connaissent l’importance de la partie réglementaire, tandis que la partie législative fût, par délégation, écrite par l’exécutif grâce au mécanisme de l’ordonnance, aisément ratifiée par le Parlement, tenu à distance par la technicité du thème. Ainsi, c’est bien à une « réglementation » que nous avons à faire. En second lieu, ces textes ne sont français qu’en apparence. En effet, ils sont l’application, voire le décalque de textes communautaires, de paquets de règlements et de directives de plus en plus nombreux. La mise en place de l’Union bancaire dans l’Union Européenne, par des textes à partir de 2010 accroît le nombre et l’importance de textes fondateurs en matière financière, que le Législateur français se contente désormais de transposer.

Dès lors, ne songeons plus à appréhender la codification par son auteur. Il convient d’accorder avant tout la primauté au surcroît d’utilité qu’elle apporte au système financier lui-même.

La codification est une œuvre de raison. Elle est présentée ainsi depuis son épigone, le Code civil. La codification exprime le mieux ce qu’est le droit : un « art pratique ». Ainsi, en ramassant patiemment des textes épars, en imaginant des titres qui en rassemblent certains, en séparent d’autres, c’est un travail conceptuel qui est opéré. Il n’est pas besoin d’être législateur pour y procéder. Il faut mais il suffit de vouloir donner du sens à un ensemble qui, à force d’être foisonnant et de viser tous les cas, devient illisible à la raison et de ce fait en pratique imprévisible.
Comme le disait le doyen Georges Vedel, empruntant la formule à Einstein : « Rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie ». En effet, si l’on classe, si l’on rassemble et l’on distingue des textes, dans un plan, l’on injecte de ce seul fait de la cohérence. On améliore l’usage que les praticiens feront de ce qui était préalablement une « masse ».

Qui opère un travail de classement, de distinction et de titrage ? Avant tout, ce sont les bibliothécaires. Ce sont eux qui classent les textes, choisissent les rayonnages qui vont les rassembler et les distinguer. Ainsi, Kant, concepteur de systèmes, était bibliothécaire de métier. Jefferson, dont la marque sur le droit est grande, avait une immense bibliothèque. Il la classa en trois parties : « Mémoire », « Raison », « Passion ». Le droit relève des trois.

N’oublions pas que Jefferson légua cette splendeur constituée de 3000 livres au Congrès des Etats-Unis, dont la bibliothèque est aujourd’hui l’une des premières du monde : elle est la bibliothèque du premier Législateur au monde.

Goethe, conseiller d’Etat de son état, avait lui-aussi une bibliothèque de milliers de livres et consacra sa vie à la classer, dans le même temps qu’il écrivait l’œuvre que l’on connait. Ainsi, classer est une œuvre à part entière, et les plus grands esprits s’y adonnèrent.

Les seconds à construire des classifications et à étiqueter des masses de connaissances ensemble pour mieux les distinguer d’autres, ce sont les professeurs. En effet, ils doivent inculquer le savoir, qu’ils ont dans la tête, à des étudiants qui, par définition, ne connaissent pas la matière. Pour cela, il faut bien commencer par quelque chose. Pour cela les professeurs inventent un plan, afin de donner leur cours, d’écrire des manuels, activités qui sont parfois considérées comme les « parents pauvres » de la doctrine, alors que le Doyen Carbonnier écrivit des manuels de capacité pour expliquer le droit à ceux qui n’ont pas le baccalauréat en expliquant « la base ». Ici, Nizar Mannai rassemble les « textes de base » pour permettre de comprendre dans une vue d’ensemble le droit du marché financier en Tunisie.

Mais dès l’instant qu’on ne dispose plus d’un chef d’œuvre d’agencement comme le Code civil de 1804, que l’exégèse ne peut plus être une méthode d’enseignement, que les textes et les décisions de justice ont poussé partout entre les failles du marbre, sur les rebords du Grand Livre, au fond des clairières, pour expliquer la matière aux étudiants, le professeur est contraint de sortir des Codes de référence, et de construire un plan. Ainsi, Geneviève Viney explique que le terme de « responsabilité » n’est apparu dans le système juridique que lorsque les professeurs de droit, ne pouvant plus se contenter de faire la glose des articles 1382 et suivants du Code civil, se décidèrent à en enseigner les règles que ces articles expriment et titrèrent dans une première partie « Le principe de responsabilité ». Leurs étudiants purent ainsi mieux apprendre la matière. Au passage, le « droit de la responsabilité » était né.

Pour qu’un marché financier dispose d’une branche de droit qui lui soit consacrée, c’est-à-dire un « droit du marché financier », cela ne va pas de soi. Le « droit financier » n’existe pas naturellement, parce que tout le système juridique est construit, reflet du fait que le droit est un artefact. En effet, si l’on regarde le corpus disposition par disposition, l’on y trouve un amas de droit des contrats, de droit administratif, de procédures, de droit pénal, de droit des sociétés, de droit des procédures collectives.

Il fallait une sorte de décision conceptuelle pour poser que ces textes, appartenant au départ à des branches de droit si différentes, ont un point commun : le marché financier. Une fois dogmatiquement posés, tous les textes se réagencent. La distinction entre le droit public et le droit privé s’efface, leur articulation étant facilitée par l’existence du régulateur financier qui ne trouve sa place ni dans l’un ni dans l’autre. L’autonomie du droit pénal se dissout, les sanctions s’infiltrant dans tous les dispositifs puisqu’elles épaulent quasiment toutes les prescriptions édictées dans l’intérêt du marché et des investisseurs.

La codification est donc une décision conceptuelle. Ici, elle consiste à poser que le point de contact entre des dispositions dont on pourrait tout aussi bien dire qu’elles n’ont rien à voir les unes avec les autres, est « le marché financier ». Dès lors, la source de la codification est une décision conceptuelle.

Or, l’on observe qu’en France, la « décision conceptuelle » a été différente. En effet, en agençant un Code Monétaire et Financier, le Gouvernement français a mis en avant la monnaie et en lien avec celle-ci la finance. Dès lors, le marché financier n’apparaît qu’en filigrane. Pourtant, l’on retrouve dans ses pages de très nombreuses dispositions relatives aux marchés financiers, notamment dès l’instant qu’il s’agit de règles propres aux instruments financiers. Dès lors, l’on pourrait dire que le Code Monétaire et Financier est un Code des biens. En effet, la monnaie n’est pas seulement l’instrument d’échange des biens sur les marchés concurrentiels des biens et services, elle est aussi un bien en elle-même, qui se crée, qui circule, et qui peut à ce titre avoir un statut analogue aux biens financiers. Ainsi, le droit bancaire devient de plus en plus absorbé par le Code Monétaire et Financier, parce que les banques produisent de la monnaie scripturale et parce qu’elles sont les gestionnaires des instruments financiers.

Mais dès lors que le lien est ainsi conceptuellement opéré entre la monnaie et la finance par le Codificateur, lien qui ne s’opère que parce que c’est la notion juridique de « bien » qui les unit, on ne peut que noter une grande absente : la société commerciale. En effet, la distinction entre la personne et les choses demeure la summa divisio du système juridique. Même si les biens financiers et la monnaie sont créés par des personnes, sont acquis par des personnes (les consommateurs de biens financiers), enrichissent les prestataires de services d’investissements et les prestataires de services bancaires, le Code Monétaire et Financier ne vise que les biens et non pas les personnes en tant que telles. Il ne le fait pas parce que c’est le Code de commerce qui, depuis 1811, organise la création et le fonctionnement des « personnes commerçantes », dont les sociétés, qu’elles fassent appel public à l’épargne ou non.

Peut-être est-ce une erreur ? Peut-être est-il temps en France d’admettre que la distinction entre la société cotée et la société non-cotée devrait être dans le système juridique une summa divisio ? Dans un tel cas, le Code Monétaire et Financier devrait se transformer en Code des marchés financiers et le droit des sociétés cotées devrait entièrement migrer du Code de commerce dans ce qui serait un nouveau Code. Les praticiens n’auraient plus à avoir en permanence ouverts sur leur table de travail et le Code de commerce dans ses dispositions spécifiques aux sociétés faisant appel public à l’épargne et dont les titres de capital sont sur le marché boursier, et le Code monétaire et financier qui régit tous les titres, notamment ceux-là.
Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait une « décision conceptuelle ». Il faudrait une décision de codification.
 
La décision de codification qu’a prise Monsieur Nizar Mannai a été de réunir les textes autour du marché financier. En cela, il a pris comme commun dénominateur le « marché financier » et ne distingue pas d’une part les sociétés qui ont recours au marché financier pour obtenir des financements et d’autre part les titres qui circulent sur les marchés, les textes régissant les prestataires qui permettent aux consommateurs d’acquérir ces titres, opération qui permet aux entreprises de se financer, étant situés entre les deux blocs de règles, mais l’ensemble étant réunis dans un même livre. Pour ma part, j’appelle cela un Code.
 
Enfin, un outil de travail !

Car un Code, ce n’est rien d’autre qu’un outil de travail, un document pratique que l’on ouvre et dans lequel l’on retrouve rapidement le texte. Mais plus encore, par l’agencement qui en est fait, un sens général est donné à chaque texte, sa place dans le livre le « colorant ».

Ainsi, tous ces textes ont pour fonction de servir le « marché financier ». Cela peut sembler aller de soi, mais les experts du droit financier savent qu’il n’est en rien acquis que les règles du droit financier ont pour fonction de servir le bon fonctionnement du « marché financier ». A première vue, l’ouvrage de Monsieur Nizar Mannai donne aux textes pour objet de servir le marché financier. La désignation du but d’un texte de droit économique est essentielle car les textes de droit économique sont des instruments, la normativité étant logée dans la finalité dont ils visent la concrétisation.

Or, si l’on prend les textes de l’Union européenne, ceux-ci ont pour fin la protection des marchés financiers. Mais si l’on prend les lois et règlements des Etats-Unis, le but posé est la protection des consommateurs des produits financiers, ce qui est un but différent. Enfin, si l’on se penche sur les dernières lois françaises, notamment la loi du 23 juillet 2013 sur la séparation et la régulation des activités bancaires, la finalité est le financement de « l’économie réelle ».

Dans l’ouvrage essentiel de Monsieur Nizar Mannai, puisqu’il sera utile en tant qu’il ordonne les textes et injecte du sens dans un droit positif composé pour l’instant d’un empilement de textes, la summa divisio choisie n’est pas celle des finalités, c’est la distinction entre les principes généraux et les règles plus particulières bien que ne dérogeant pas à ces principes généraux. En effet, la première partie de son ouvrage a pour titre « Les textes généraux régissant le marché financier », tandis que la seconde partie s’intitule « Les textes ciblés régissant le marché financier ». Les textes détaillant étant toujours plus bavards que ceux qui posent les règles générales, la seconde partie de l’ouvrage est donc plus volumineuse.

Cette façon de construire une matière a des précédents. Le plus illustre est sans doute le Code de procédure civile, rédigé en France à partir de 1971, que l’on appela le « Code de procédure ». En effet, rédigé par décrets, la procédure civile pouvant faire l’objet de règlements autonomes, le garde des Sceaux en confia la rédaction notamment à Motulsky et Cornu. Il est bâti pour la formulation de « principes directeurs » qui innervent toutes les dispositions spéciales qui s’égrènent, au fur et à mesure que les procédures sont organisées par le texte, juridiction par juridiction, niveau d’instance par niveau d’instance. L’expérience montre que ces premiers articles, contenant les principes, furent d’une très grande utilité en pratique, car les principes directeurs sont toujours à l’œuvre dans les dispositions spéciales.

Le second précédent méthodologique est, comme ici, propre à la matière financière : il s’agit du processus Lamfallusy qui fonctionne dans l’Union européenne. En effet, en application de cette façon d’élaboration des dispositifs réglementaires, des textes de principes sont pris en premier niveau, puis des textes d’application sont pris en second niveau, avant que des textes de transposition ne soient adoptés en troisième niveau dans les systèmes juridiques des Etats-membres.

A lire l’ouvrage de Monsieur Nizar Mannai, l’on retrouve cette construction rationnelle, consistant à poser les textes de principes, puis les textes d’application. Cette mise en hiérarchie, les principes directeurs restant actifs dans les dispositions d’application, correspond à l’art législatif moderne, adéquat pour des systèmes complexes.
 
On ne peut que se réjouir grandement de ce travail remarquable, qui développe son utilité du fait même qu’il ordonne le droit positif, et qu’en cela, il ajoute à celui-ci l’essentiel.
 
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