Mise à jour : 9 décembre 2013 (Rédaction initiale : 9 décembre 2013 )

Enseignements : Les Grandes Questions du Droit semestre d'automne 2013

Enseignement : Les Grandes Questions du Droit

6ième cours : les espaces du droit (à travers les ordres normatifs)

par Marie-Anne Frison-Roche

Sciences Po, semestre automne 2012

Après avoir achevé de décrire les espaces du droit à travers la géographie (arbitrage, OMC et espaces virtuels), l’espace du droit se définit dans son opposition à d’autres espaces normatifs. Ainsi, le droit s’oppose en premier lieu à la religion et à la morale. Mais la relation est à leur égard dialectique, puisque le droit est laïc mais aussi gardien de la liberté religieuse. Ainsi, il est un mode neutre d'organisation des relations interpersonnelles mais il est aussi gardien de valeurs (notions prétoriennes d’abus de droit et fraude). En second lieu, le droit se distingue des espaces normatifs sociaux et économiques. Au premier titre, le droit intègre plus ou moins les mouvements sociaux (Pacs, transsexualisme, mariage entre personnes de même sexe). Il se définit d’une façon plus ou moins instrumentale par rapport à l’économie (marché, service public, régulation). Ainsi, peut-il ou doit-il revendiquer une puissance dogmatique ?

© mafr

 

Le cours traité de la seconde section relative à la deuxième Question du droit concernant "les espaces du droit", section qui ne confronte plus le droit aux espaces géographiques (thème de la première section), mais le confronte aux autres espaces normatifs.


Il s’agit en premier lieu des distinctions, affrontements et rapports dialectiques entre droit, religion et morale.

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Le principe est cela de l’autonomie du droit, qui est un système technique et neutre d’organisation. On prend souvent comme exemple le fait de rouler à droite, règle juridique, règle technique, mais l’on peut citer aussi la règles selon laquelle il faut au moins 7 associés pour fonder une société anonyme, etc. Ce sont des règles d’organisation, nécessaires mais arbitraires, qui peuvent varier sans implication ni expression de valeurs morales.


Pourtant le droit, depuis toujours, jouxte, voire exprime des valeurs morales et religieuses. On souligne sa proximité avec le décalogue et par exemple, la règle selon laquelle il ne convient pas de convoiter la femme du voisin, ni de tuer autrui, aujourd'hui transposée dans la règle civile selon laquelle l'adultère constitue généralement une faute justifiant un divorce aux torts de celui qui a trompé son conjoint, tandis que demeure un crime l'assassinat.

La différence entre les deux ordres n’est pas alors dans la substance (la teneur de la prohibition), mais dans l’effet de l’injonction : la violation de la règle morale a pour sanction interne le remords, la violation de la règle religieuse peut être interne (jugement dernier, damnation) ou plus extériorisée et donnait lieu par exemple à une exclusion (remariage d’une personne divorcée, laquelle ne peut plus alors communier dans l’église catholique car le droit canon l'exclut). En outre, le droit est écrit par des personnes elle-même empreintes de pensées morales ou religieuses : le protestantisme du Doyen Carbonnier imprègne sa doctrine juridique, comme le montre notamment ses travaux sur la Bible.


Les organes de droit positif ont été plus directement confrontés à des normes morales ou religieuses. En ce qui concerne les normes religieuses, nous avons déjà eu l’occasion d’étudier la façon dont le Conseil d’Etat avait abordé juridiquement la question du port du voile à l’école, par son avis du 27 novembre 1989, puis son rapport préalable à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, avant que le législateur n’apporte une réponse plus brutale mais néanmoins admise par le Conseil constitutionnel, par la loi du 11 octobre 2010 (v. cours n°2).


Les juridictions judiciaires ont eu aussi à régler des situations d’affrontement de normes, car le juge ne peut refuser de statuer, ce qui constituerait un déni de justice, (article 4 du Code civil, v. cours n°4), chacun ayant un droit d'action devant le juge.

Ainsi, alors même que le droit est neutre, il affirme sa laïcité, c’est-à-dire que la norme religieuse n’est pas en France une norme juridique, il n’y a pas de "religion d’Etat", la loi de 1905 ayant séparé l’église et l’Etat. Cependant le droit, parce qu’il est le protecteur des libertés, protège la liberté religieuse, la liberté de réunion religieuse, le droit de pratiquer sa religion. C’est pourquoi la loi du 11 octobre 2011 interdisant le port du voile intégral a prévu un exception dans les lieux de culte, le Conseil constitutionnel veillant à la présence de cette exception dans la loi (v. cours n °2).


Le juge judiciaire fût saisi d’un cas d’une enseignante divorcée, qui, lorsqu’elle se remaria, fût renvoyée de l’institution religieuse où elle exerçait son métier, du fait de la contrariété de sa situation de ce fait. La Cour de cassation, par un arrêt d’Assemblée plénière du 19 mai 1978, Institution Saint-Marthe, justifie le licenciement, ce que la situation de l’enseignement était incompatible avec le statut conventionnel de l’établissement.


Mais la loi, comme le juge, veillent à ce que le droit à la fois protègent le libre exercice religieux, mais que celui-ci ne prime pas sur les normes juridiques, car cela reviendrait à construire un Etat religieux et à entamer le principe de laïcité. Ainsi, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt du 8 juin 2006, dans une affaire dite "de la Soukka", fit prévaloir un règlement de copropriété interdisant la présence de construction sur les balcons sur la tradition religieuse juive d’en faire figurer une telle petite cabane, alors même que les personnes assignées se prévalaient de leur liberté religieuse.


Le droit a en outre toujours exprimé des valeurs morales. Il le fit dans le droit romain, en posant par exemple que, même sans formalité, une personne qui s’engage envers une autre, est obligée de s’exécuter ("pacte nu"). Plus encore, l’influence en droit médiéval, des canonistes (les savants ayant redécouvert le droit romain étant des moines) ont placé dans le droit des notions morales fondatrices, qui demeurent en son base.

Ainsi, la faute est une notion morale et les canonistes posèrent que la faute doit engager la responsabilité de celui-ci qui cause de cette façon un dommage, la réparation étant la punition qui prend le relais juridique du remords. Ainsi, l’article 1382 du Code civil, socle de la responsabilité, exprime cette double fonction de la responsabilité : punition d’une faute (morale) et réparation (protection des victimes). On notera que la pensée économique est absente de cet article et que l'évolution ultérieure du droit va faire prévaloir la fonction de réparation sur la fonction de punition.

En outre, les juges ne vont pas hésiter à créer des notions nouvelles à des fins morales. Ainsi, si la jurisprudence reconnut la personnalité morale des groupements, alors même que la loi n’en avait pas disposé ainsi (v. cours n°2), c’est avant tout pour que les groupements puissent répondre juridiquement de leurs actes dommageables devant les juridictions.


D’une façon prétorienne, la jurisprudence va construire environ 100 ans après la promulgation du Code civil de 1804, deux théories qui expriment la façon dont la morale affleure dans le droit : l’abus de droit et la fraude.


La théorie de l’abus de droit fût posée par l’arrêt de la Chambre des requêtes de la Cour de cassation, du 3 août 1915, Clément-Bayard. Malgré la puissance de l’article 544 posant le droit de propriété comme le droit "le plus absolu", la Cour a posé que le titulaire d’un droit pouvait en faire un usage abusif, constitutif d’une faute, laquelle entraîne alors l’application de l’article 1382 du Code civil. La théorie de l’abus de droit s’applique aujourd’hui en toutes matières, notamment fiscale.


En second lieu, dès la fin du XIXième siècle, la jurisprudence française reprend la règle prétorienne du droit romain : Fraus omnia corrumpit, ce qui signifie que "La fraude corrompt tout". Ainsi, alors même que la personne se met dans une situation licite, dans l’instant qu’elle ne le fait que pour atteindre un résultat qu’elle ne devrait pas être en droit d’atteindre, le fait d’avoir pu l’atteindre par ce biais licite, est constitutif de fraude, constituant une nullité absolue.


Ainsi, par un arrêt du 18 mars 1878, Princesse de Bauffremont, la Cour de cassation sanctionne l’usage frauduleux des règles du droit international privé pour contourner l’interdiction à l’époque du divorce pour rupture de la vie commune en France. De la même façon, le droit ne demande pas aux mariés de justifier ce pour quoi ils se marient, s’ils s’aiment, s’ils veulent des enfants, etc., mais la technique du "mariage blanc", qui n’a pour fin que l’obtention d’un titre de séjour, voire d’une nationalité, est sanctionnée, car il s’agit d’un procédé frauduleux contraire à l’ordre public. En matière fiscale, il est souvent difficile de tracer la frontière entre l’optimisation fiscale, consistant à se placer dans la meilleure situation possible, licite, et l’abus de droit, sanctionné.


D’une façon plus générale, affirmer que le droit exprime des valeurs morales ne peut être déconnecté des rapports entretenus entre le droit et la société. En effet, tant que la France était majoritaire catholique et bourgeoise, un socle de valeurs communes se reflétait aisément dans le droit. On admet aussi plus aisément le pluralisme des valeurs (par exemple, le travail est-il une valeur ?). Les travaux de Raymond Boudon ont montré la sociologie du relativisme des valeurs morales.


Ce relativisme doit-il non seulement se refléter dans le droit, mais encore être protégé par lui ? Aux États-Unis, la question s’est posée d’une façon plus cruciale encore qu’en Europe, du fait du communautarisme. L’idée juridique et politique française de République s’oppose à protéger le phénomène. John Rawls a essayé à concevoir un socle de valeurs communes et des valeurs disponibles à chaque communauté, l’ensemble étant protégé par le droit, cet auteur ayant conçu une philosophie de référence de "société juste".


Pour en venir précisément aux rapports entre le droit et la société, le droit tout à la fois exprime et modèle la société. Pour étudier techniquement ce phénomène, il convient de prendre l’exemple du droit de la famille. En effet, en droit romain, la famille est un groupe organisé autour du pater familias, doté du pouvoir de la puissance paternelle. Ainsi, cet espace juridique de la famille est construit sur un système de puissance (et donc corrélativement de liens et de protections), plus que de droits. C’est ainsi que l’enfant à naître est considéré que n’étant qu’une part du corps de la femme (pars mulieris). Le droit français conservera ce système très longtemps et ce n’est qu’en 1948 que le droit abandonnera pour la femme mariée le statut d’incapable majeur.


Dès 1804, la famille est une institution, construite sur le mariage, lequel est lui-même une institution. Le gardien en est l’Etat, lequel a succédé à l’Eglise en la matière, laquelle tenait naguère les registres d’Etat civil. Ainsi, la famille devient un sous-groupe du groupe social, sur lequel l’Etat veille et que l’Etat contrôle et aide.


A partir du XXième siècle, on peut observer un double mouvement. En premier lieu, le mariage se désinstitutionnalise, l’Etat doit diminuer son emprise du nom du droit fondamental à la vie privée des personnes concernées et de leur droit à "mener une vie familiale normale". En second lieu, le mariage est imité par d’autres liens, qui le concurrencent, voire le singent, l’imitation institutionnelle la plus nette étant le Pacs.


Au sein de la famille, le groupe se désagrège pour devenir davantage un "nœud de contrats" (notion qui avait pris naissance dans les théories de l'entreprise, ce qui montre l'emprise du modèle du marché sur toute chose). En effet, l'on distingue désormais la conjugalité, les époux entrant dans un rapport de type "contractuel", dont ils façonneraient les droits et les obligations, de la parentalité, liens établis entre eux deux et leurs enfants.

Autant le lien de conjugalité devient malléable, disponible et soluble, avec l’aide du droit qui lie le mariage au consentement (contrat) et non pas l’institution (sur laquelle le consentement n’a pas de prise pour s’en défaire), autant le lien de parentalité, doit, selon le droit, perdurer, après le divorce, les remariage, etc., la "famille recomposée" devant usuelle, et de ce seul fait une "norme".  La question aujourd’hui ouverte est certes du droit à avoir un enfant d’un mort : certains philosophes y sont favorables mais la loi du 7 juillet 2011 (v. cours n°3) continue de refuser l’insémination artificielle post mortem.


Peut-on aller plus loin et soutenir, par une sorte de "romantisme juridique", que le mariage serait la consécration d’un lien d’amour ? Dans un tel cas, celui qui épouserait sans amour rendrait le mariage susceptible d’annulation. L’arrêt de la Cour d’appel de Lyon du 17 octobre 2011 est venu rappeler que le droit ne s’assure que de la qualité des consentements des époux et non pas de la qualité de leur sentiment. Mais le mouvement qui a conduit les parlementaires à admettre le mariage entre personnes de même sexe par la loi du 17 mai 2013 a souvent pris comme argument principal que le mariage est construit sur l'amour et qu'il n'est pas admissible de faire des distinctions entre les uns et les autres au regard de ce critère.


Le droit des personnes s’assouplit ainsi, par l’idée fondamentale que les personnes peuvent disposer d’elles-mêmes, par le biais de la volonté, et que l’Etat n'est pas légitime à les contrôler : les notions de "sujet" et d’ "assujetti" s’effacent, la distinction entre la personne et la chose s'estompe. Dès lors, s'il y a consentement, alors non seulement, je peux disposer de mon corps, mais encore du corps d'autrui.

Pour prendre la première perspective, cela signifie que les personnes pourraient établir "à leur volonté" leur identité sexuelle ; pour prendre la seconde perspective, elles pourraient établir "à leur volonté" des filiations à l'égard d'autrui.

Le droit est mis en grande difficulté.

En effet, ces éléments qui identifient les personnes constitue l'état civil. Or, l’état civil est ce par quoi l’Etat sait qui sont les personnes, où elles sont, à quel groupe familial elles appartiennent, quelle est leur situation de famille, etc. L'ordre public est au coeur de l'état-civil. Cela implique le principe de l’indisponibilité de l’état civil et de l’Etat des personnes.


Mais ce principe fût remis en cause par le cas du transsexualisme, hypothèse dans laquelle la personne née sous une apparence d’un sexe a depuis toujours la conviction d’appartenir à l’autre sexe. La première chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt du 21 mai 1990, refusa que soit modifiée la mention du sexe d’un transsexuel qui avait fait changer son apparence physique, les juges faisant appliquer du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes.


La Cour européenne des droits de l’Homme, par un arrêt du 25 mars 1992, condamna la France pour sa jurisprudence, en ce que celle-ci méconnaissait le droit au respect de la vie privée, visée à l'article 8 de la Convention, qui implique un droit à l’épanouissement personnel. La Cour de cassation, réunie en Assemblée plénière, par un arrêt du 11 décembre 1992, opéra un revirement de jurisprudence interne en reprenant la position européenne, et accepta le changement de sexe sur l’état civil ). Pourtant, la jurisprudence demeure ferme quant à son exigence de l’établissement au cas par cas d’un transsexualisme "véritable", établi par une expertise psychiatrique judiciaire, comme l’exigent les arrêts de la première chambre civile de la Cour de cassation du 7 juin 2012.


Depuis, le droit français est stable et la loi n’a pas bougé. Au contraire, le Danemark a adopté en septembre 2011 une loi permettant aux transsexuels de mettre sur leur passeport à la case "sexe", la réponse "X" : le droit aurait donc créé un "troisième genre".  La puissance d'abstraction du droit est alors à son maximum.


Ainsi, par l’influence des évolutions sociales, elles-mêmes coulées dans le lit du droit, une nouvelle conception de la famille s’est établie entre institution et contrat. Cela a engendré tout d’abord une diversification de méthode de la naissance du lien du couple ou de la famille (laquelle peut être monoparentale). Ainsi, demeure le mariage, dont l’article 63 du Code civil exprime le principe d’élaboration par l’Etat, l’officier d’Etat civil célébrant le mariage lisant le Code civil qui énumère les obligations des époux l’un envers l’autre et envers les enfants.


Mais par ailleurs le droit organise depuis toujours le concubinage, ne serait-ce que pour protéger les enfants qui en naissent, y compris lorsque le lien entre les parents est adultère. La loi du 15 novembre 1999 est venue définir dans l’article 515-8 du Code civil le concubinage comme une "union de fait". Ainsi, le mariage est une union de droit et le concubinage une union de fait.


Plus encore, la loi du 15 novembre 1999 a inséré dans notre système juridique le Pacte civil de solidarité (Pacs), substitut contractualisé du mariage, qui a d’une part désinstitionnalisé le lien entre adulte, en deuxième part a définitivement corrodé le principe d’essence religieuse d’indissolubilité, en troisième part, attaqué le principe d’hétérosexualité, tout d'abord par le Pacs, accessible à deux personnes du même sexe, puis par le mariage, ouvert à tout couple.

L'adoption de la loi du 17 mai 2013 oblige alors à une question de base : à quoi sert le mariage ? En effet, la finalité du Pacs était clairement l'organisation patrimoniale de la relation entre les deux personnes, sur un mode contractuel. D'ordinaire, on affirmait que le mariage est une institution sociale dont la finalité est l'enfant, voire que le "mariage a pour fin de donner un cadre protecteur à l'enfant" (Carbonnier). 

S'il doit en être, alors la neutralisation de la distinction homme/femme, qui illustre le pouvoir d'artefact du droit, oblige à envisager plusieurs possibilités. Soit il faut donner une autre finalité encore au mariage, par exemple la reconnaissance par la République d'un lien d'amour, ce qui serait une première dans l'histoire du droit. Soit, il faut faire en sorte que la désarticulation entre conjugalité et parentalité, conception moderne, fasse que les évolutions du mariage n'aient pas d'effet sur les filiations (mais la loi du 17 mai 2013 a prévu des adoptions plénières possibles). Soit on poursuit dans une logique traditionnelle qui lie conjugalité et parentalité et l'on fait advenir des enfants d'une façon non immédiates à des couples qui le veulent, qui en ont la "volonté", l'intention, le projet. 

Ce sont les perspectives actuellement envisagées de lois nouvelles sur la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour le compte d'autrui (GPA). Nous sommes en train de vivre un moment très important pour le droit, car c'est un choix fondamental de valeurs, où l'on pourra mesurer la place de chacun, notamment éventuellement du Conseil constitutionnel.


De la même façon que le système juridique a diversifié considérablement la façon dont le lien de couple apparaît en droit, il a diversifié les méthodes de dissolution du lien. Même dans l’union de fait du concubinage, dans laquelle la rupture ne devrait pas laisser de trace juridique, non seulement des mécanismes de responsabilité sont intervenus, par l’usage équitable qu’en ont fait les juges (ce qui est logique puisqu’il s’agit d’une "situation de fait" dans laquelle une faute engendrant un dommage engage celui qui l’a commise à réparer celui-ci), mais encore la jurisprudence a construit de toutes pièces la "théorie de la société créée de fait". Ainsi, si la concubine participe activement à la vie de l’entreprise de son concubin, le juge considérera qu’ils ont constitué par leur comportement une société, ce qui implique un partage des biens en deux : la "société créée de fait" équivaut à un "régime matrimonial de fait". L’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 12 mai 2004 l’illustre.


Les façons de divorcer se sont elles-mêmes très diversifiées. Alors qu’en 1804, en raison du principe encore dominant de l’indissolubilité du mariage (alors que l’individualisme et la laïcité révolutionnaire avaient posé pendant le droit intermédiaire de la Révolution française le principe d’un divorce par consentement mutuel), trace dans le droit de son ancrage religieux, la disponibilité de plus en plus grande de la famille à la volonté des individus qui la composent a justifié l’assouplissement des conditions pour divorcer, dès l’instant que les deux le veulent, dès l’instant qu’on ne s’aime plus, dès l’instant qu’ils demeure d’accord pour maintenir le lien commun à l’égard des enfants, autant que faire se peut (dissociation du lien conjugal et du lien parental).


Le Doyen Carbonnier, juriste mais aussi sociologue, a joué un rôle déterminant dans ce souci du droit de s’adapter aux mœurs. La loi offre une "panoplie" de cas d’ouverture à divorce, à travers l’article 229 du Code civil. Ainsi ont été insérés, à côté du divorce pour faute, le divorce pour rupture de la vie commune et le divorce par consentement mutuel. Concernant celui-ci, l’article 230 du Code civil pose que les époux peuvent proposer au juge une convention par laquelle ils organisent eux-mêmes leurs relations après le divorce. La jurisprudence a, par la suite, du fait de la nécessité d’un jugement d’homologation et du contrôle nécessaire du juge, estimé que cette convention n’était pas un contrat mais que ce type de divorce conservait une nature juridictionnelle. Mais le droit accroît sans cesse cette contractualisation du divorce, sous surveillance du juge pour protéger le conjoint faible et les enfants.


Ainsi, à travers la conception contractuelle, la volonté, conjointe, voire individuelle, prend le pas, sur l’Etat et le groupe, qui s’exprimaient à travers la conception institutionnelle. Cela a pu être critiqué. Ainsi, l’article 515-1 du Code civil qualifie expressément le PACS comme un "contrat". Logiquement, l’article 515-7 confère notamment le droit à l’un de faire fin au contrat d’une façon unilatérale, pouvoir que certains ont qualifié de pouvoir de répudiation. Peut-être est-ce effectivement pousser loin le pouvoir de l’individu, puisque nous passons du stade du groupe, au stade de la relation bilatérale, au stade de la liberté individuelle : la famille serait-elle devenue un agrégat de personnes libres d’y entrer et d’en sortir à leur guise ? Comme tout système basé sur l’autonomie de la volonté, cela est satisfaisant pour les individus puissants et dangereux pour les personnes faibles, comme le montre Françoise Dekeuwer-Defossès.


Ainsi, dans cette nouvelle conception de la famille, entre institution et contrat, le mariage apparaît comme un contrat entre deux individus. Ainsi, certains contrats de mariage, dont l’objet est d’organiser les relations patrimoniales des futurs époux, contrat notarial, ont pu contenir des clauses les dégageant du devoir de fidélité, mais celles-ci ont été considérées comme nulles.


La contractualisation s’est davantage encore faite sentir dans l’organisation du divorce, sans aller jusqu’au "parallélisme des formes", qui aurait conduit à permettre le divorce sur simple déclaration devant l’officier d’Etat civil. Le consentement suffit, mais, contrairement au PACS, qui contient une véritable possibilité de "répudiation", encore faut-il que ce consentement soit commun. L’article 373-2-7 du Code civil permet aux parties à l’instance de soumettre au juge pour homologuer une convention qui organise les rapports patrimoniaux et extrapatrimoniaux de la famille. Mais l’exigence d’un juge demeure (sans doute est-ce aussi l’intérêt de la profession des avocats que de l’exiger), car le juge doit veiller à ce que de telles conventions ne méconnaissent pas l’intérêt des faiblesses, l’un des conjoints, et surtout celui-ci l’intérêt de celui-ci autour duquel désormais tout le droit de la famille est construit : l’enfant.

 

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Le second bloc de rapports normatifs entre l’espace du droit et d’autres espaces normatifs est le rapport entre le droit et l’économie.


Il faut poser d’une façon préalable que les rapports entre le droit et l’économie sont problématiques en ce que la loi juridique est exogène à la loi économique du marché, à savoir la rencontre de l’offre et de la demande. La "loi du marché", décrite par exemple par Adam Smith, dans La richesse des nations, à travers le cas du diamant et du verre d’eau pour celui qui est dans le désert, est autonome. Les biens circulent sur le marché, par l’offre et la demande, il faut mais il suffit qu’il n’y ait pas de barrière à l’entrée, pour que leur ajustement s’opère, produisent alors un "prix exact", que l’on appelle souvent le "juste prix", appellation qui prête à confusion, car elle ne désigne pas un prix équitable mais un prix désignant un prix exact de marché (market value).


Pourtant, le marché, même ainsi conçu d’une façon autonome par rapport à un droit qui serait exogène et neutre, ne peut se passer de celui-ci. En effet, le marché est une construction de l’Etat, les libéraux le posent ainsi. Pour son établissement et son fonctionnement, il requiert le mécanisme juridique du contrat, qui est le préalable neutre de l’échange.


Un tout autre mouvement est de nier l’exogénéité du droit par rapport au fonctionnement du marché, par l’affirmation selon laquelle le droit n’est pas le préalable du marché mais son instrument, un outil (toolbox) à son service. Dès lors, par cette instrumentalisation, le droit serait construit d’être "la forme juridique de la loi du marché. Plus encore, il serait une sorte de bien, en concurrence sur un marché, le "marché du droit". Il existerait des marchés en droit, en concurrence entre eux, le Civil Law, le Common Law, pour conquérir de nouveaux marchés, l’Afrique, l’Asie, l’Inde, etc. Sur ce marché compétitif, le système juridique qui gagnerait, le bien le plus apte à rencontrer la demande donc, serait celui servirait le mieux la loi du marché, c’est-à-dire le droit libéral. On mesure qu’il s’agit d’un raisonnement en boucle.


En réaction à cela, des auteurs comme Alain Supiot ont posé que le droit ne doit pas suivre d’autres lois que les siennes. Il est dans sa nature d’être artificiel : il est un "artefact", comme le disait Jean Carbonnier, pourtant sociologue.

C’est pourquoi, selon cet auteur le droit a le pouvoir, et le devoir, d’affirmer l’existence de droits, par exemple les droits sociaux, que d’autres espaces normatifs (tout aussi artificiels que le droit, comme l’est l’économie) ne font pas naître,parce que le droit a l’autorité et la légitimité pour le faire. Alain Supiot insiste sur le fait que le droit est un système normatif dont la légitimité et l'utilité est précisément dans cette puissance "dogmatique" de poser des droits au bénéfice des êtres humains, des prérogatives qui ne sont en rien le reflet de ce qui existe en dehors de l'ordre juridique, notamment les "droits sociaux".


Quand l’économie, poursuit l’auteur, revendique le caractère "naturel" de la loi du marché, elle sous-entend qu’on ne peut en disposer et qu’on peut soit la combattre (vainement du fait de la mondialisation), soit la servir, alors qu’il s’agit de deux espaces normatifs, dont des artefacts, et l’on peut préférer l’un à l’autre, ou à tout le moins pondérer l’un par l’autre. 


Ainsi, l’économie feint de n’être pas normative et dogmatique, alors qu’elle l’est, tandis que le droit n’aurait plus le droit d’être dogmatique, au nom de la nécessité de "pragmatiser", et tandis qu’il est de son devoir politique de poser des principes, c’est-à-dire des dogmes.


Sur le terrain du droit positif, l’économie a surtout pris forme dans le droit économique de la concurrence, socle du droit européen. Pour cela, l’économie était le premier du projet politique d’unité européenne, par la construction du marché intérieur. Cela justifie les trois libertés fondamentales de circulation, des capitaux, des personnes et des marchandises. Le droit de la concurrence est devenu un droit tentaculaire, par lequel les organes de l’Union européenne, la Commission européenne en premier, ainsi que les Autorités nationales, ont prise sur les autres branches du droit, comme le droit social ou le droit de la propriété intellectuelle. Cela ne s’opère pas sans heurt.


Le droit de la concurrence est lui-même construit en plusieurs branches. L’on distingue la sanction ex post des comportements anticoncurrentiels, mécanisme présent dès le Traité de Rome. Ce n’est qu’un Règlement communautaire du 21 décembre 1989 qui a institué un contrôle ex ante des concentrations. Le contrôle des concentrations est aujourd’hui un des outils les plus puissants de la politique de la concurrence européenne, voire un embryon de politique économique et industrielle.


Enfin, monte en puissance depuis les années 1990, sous l’impulsion de la Commission européenne, afin de libéralisation des secteurs nationaux tenus des entreprises publiques monopolistiques (EDF, France Télécom, SNCF, etc.), se sont mis en place des institutions et des règles ex ante de régulation. Aujourd’hui, l’enjeu est de savoir si les États européens seront ou non capable de créer une régulation proprement européenne, aussi bien en matière financière et bancaire qu’en matière d’industries de réseaux, ce qui ne fait que s’amorcer.


 


Pourtant, même si le droit ne se moule pas dans la forme du marché, ne le "sert" pas, l’économie de marché ne peut pas fonctionner sans le droit.


En effet, comme nous l’avons vu, le marché est un espace d’échanges économiques, ce qui suppose en préalable un droit des contrats, le marché supposant que l’on ait dépassé le stade de l’économie de troc pour passer au "jeu de l’échange" pour reprendre la terminologie de Fernand Braudel. Il faut donc un droit des obligations, car les engagements que sont les contrats, supposent aussi un droit de la responsabilité, pour inciter à l’exécution, lien mis en lumière par l’analyse économique du droit.


En outre, il faut des droits de propriétés, car les biens qui circulent sur les marchés doivent appartenir à des personnes pour être transférés à d’autres. Ainsi, le Code civil, que l’on appela le "Code des propriétaires", analyse le contrat comme un mode de transmission de la propriété. Il ne peut y avoir de marché sans droit de propriété. Le droit positif visa depuis la fin de l’Ancien Régime la propriété privée comme un droit individuel, l’article 544 du Code civil le désignant comme "le droit le plus absolu" parce qu’il est marque de liberté. Mais il fallut attendre la décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1982 relative à la loi sur les nationalisations pour que le système juridique y voit un droit à valeur constitutionnel.


Plus encore, rien ne fonctionne s’il n’existe pas un "tiers impartial et désintéressé" pour intervenir en cas de partie inerte, récalcitrante ou agressive, bref en cas de conflit, appelé juridiquement "litige" : il faut un juge. Cet office juridictionnel sera assuré par un juge ou un arbitre. Enfin, il faut un système de voies d’exécution. Le plus souvent, ce sont les Etats qui s’en chargent (huissier, police, etc.). Si l’Etat n’existe pas (globalisation), il faut alors revenir à la justice privée (modèle précité de l’OMC).


Mais aujourd’hui, nous n’en sommes plus à affirmer que le marché ne peut exister sans le droit, nous en sommes, à l’inverse, à admettre que le droit n’est qu’un instrument de marché, un outil de marché, un bien sur le marché du droit.


Cette adhésion au modèle libéral, encouragé par la Commission européenne, explique la remise en cause en Europe à partir des années 1990 des entreprises publiques monopolistiques, la libéralisation des secteurs publics s’imposant pour faire à des structures de marchés concurrentiels que des régulateurs indépendants doivent construire, ces régulateurs prenant la forme d’Autorités administratives indépendantes. Le droit de l’Union européenne, dès le Traité de Rome, pose d’ailleurs la règle de la "neutralité du capital", ce qui rabaisse l’entreprise publique au niveau de l’entreprise ordinaire.


Les valeurs s’opposent alors, entre l’efficacité du marché et la supériorité morale du "service public", vision simpliste du monde qui entraîne des conflits sociaux. On les retrouve aujourd’hui à propos de la crise grecque.


Il demeure que d’une façon définitive en Europe, le principe est la concurrence et sa règle, relayée par le droit, est l’efficacité. L’exception est admise, par exception des services d’intérêt économique général, mais toute exception doit être justifiée et proportionnée, sous le contrôle du juge de la concurrence.


Le droit économique connaît aujourd’hui un tournant, sous l’effet de la crise de 2008. En effet, la crise des subprimes a démontré l’absence d’autodiscipline des marchés. La crise des remèdes à la crise démontre l’absence des puissances des États.


En outre, du point de vue des systèmes juridiques, la crise a montré l’enchevêtrement des branches du droit : ainsi, le droit des crédits, des sûretés hypothécaires rechargeables sans systèmes foncier, les voies d’exécution avec possibilité de délaissement, etc., et l’effet domino que l’on observe sur le marché financier global mais désorganise également les droits des sociétés et par exemple les modes de certification des comptes.


Il apparaît alors que le risque et la crise (laquelle se définit comme le risque concrétisé) devient en lui-même un nouvel objet du droit, la summa divisio, étant, en droit financier comme en droit de l’environnement le risque circonscrit à un objet et le risque contaminant (risque systèmique).


Enfin, on observe la pénétration dans le droit des valeurs et des méthodes économiques. Nous l’avons déjà un peu évoqué à propos du droit de la concurrence, qui prend comme premier critère l’efficacité, référence économique. D’une façon plus large, la Banque Mondiale évalue chaque année les systèmes juridiques dans une perspective micro-économique, pour savoir s’ils sont aptes à favoriser la naissance et le développement des petites entreprises spontanées (rapports Doing Business). Ces rapports ont été très contestés car les critères sont le moins de droit possible, le droit étant assimilé aux formalités. Autant il est pourtant fondé d’évaluer le droit, car il se définit comme un "art pratique" qui doit servir des fins (pourquoi pas économiques, par exemple le développement), mais il est réducteur de définir le droit comme un amas de formalités à remplir.


De la même façon, la volonté d’améliorer le fonctionnement de l’institution juridictionnelle, par exemple en formant les chefs de juridiction aux techniques managériales, ou d’appliquer la LOLF à la justice, a été très critiquée, comme étant la marque de la pensée "néolibérale" faisant reculer l’idéal de justice. Il demeure que l’argent public n’est pas inépuisable et qu’il convient de l’utiliser au mieux dans l’appareil juridictionnel pour que le droit fondamental de chacun d’obtenir un jugement exécuté afin que son droit substantiel soit effectif, ne soit pas vain.


Ces disputes fondamentales se sont cristallisées autour de l’analyse économique du droit. En effet, l’analyse économique du droit est née dans la Law School de l’Université de Chicago en 1960, par des ouvrages de Coase et Richard Posner. L’analyse économiques du droit peut être descriptive (Posner) : elle dévoile alors les implications économiques des décisions juridiques, celui qui légifère ou juge demeurant maître de faire prévaloir d’autres considérations, la justice, l’intérêt d’autrui, l’intérêt général, etc. Un courant plus dur, à savoir l’analyse économique du droit normative, considère que le droit devrait adopter la solution économiquement la plus profitable. Ce courant oppose généralement les économistes et les juristes.


 


Documentation Ex ante


 

  • Loi du 9 décembre 1905 concernant la sépartation des Eglises et de l’Etat
  • Loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public
  • Loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique
  • Article 4 du Code civil
  • Article 63 du Code civil
  • Article 229 du Code civil
  • Article 230 du Code civil
  • Article 373-2-7 du Code civil
  • Article 515-8 du Code civil
  • Article 544 du Code civil
  • Article 1382 du Code civil


 


 

 


 


Documentation Ex post

 

  • J. Carbonnier, La Bible et le droit
  • J. Carbonnier, La religion, fondement du droit ?
  • J. Carbonnier, Toute loi en soi est un mal ?
  • F. Dekeuwer-Défossez, Les "droits des femmes" face aux réformes récentes du droit de la famille
  • S. Le Gac-Pech, Sexe, preuve et vérité
  • Raoul-Cormeil, G, La consécration de la vie familiale homosexuelle

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