Enseignement : Les Grandes Questions du Droit
Sciences Po, semestre automne 2013
Les prolégomènes du cours étant achevés, la première grande question du droit peut être abordée : il s’agit, question classique, des "sources du droit". D’une façon traditionnelle, c’est la loi générale et abstraite, porteuse de la volonté républicaine qui crée le droit. Le juge l’applique d’une façon neutre, l’article 5 du Code civil y veille. Mais le droit évolue, car sous le masque de l’interprétation, les juges ont toujours créé du droit. En outre, à travers leur obligation de trouver des solutions aux situations particulières (article 4 du Code civil) et le droit subjectif de chacun d’accéder au juge, le juge aujourd’hui crée du droit, la jurisprudence entrant en dialogue avec le législateur. Le juge devient le gardien des systèmes juridiques, notamment de la hiérarchie des normes.
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Par une vision mécaniste de l’application des règles de droit, il faut mais il suffit que le juge établisse la correspondance des faits concrets dont il est saisi avec les faits abstraits visés par la loi, pour qu’il déclenche l’effet juridique imputé par le législateur à une telle situation, sans pour autant créer en rien du droit d’une façon propre (voir l’exemple de l’article 1382 du Code civil).
Cette conception politique forte a trouvé sa traduction technique dans l’article 5 du Code civil qui dispose que "il est défendu aux juges de se prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises". Ainsi, le juge français contraint par son jugement les parties au procès, mais celui-ci n’a pas de portée contraignante sur les tiers. C'est pourquoi, alors que la loi est obligatoire pour tous, étant opposable erga omnes, le jugement n’est que relatif. En conséquence, un autre juge, au terme d’un autre procès pourra appliquer la loi différemment. Ainsi, non seulement l’application est mécanique, mais encore si un juge faisait preuve d’audace ou d’imagination, cela n’aurait qu’une portée très relative, limitée au cas qu’il tranche.
Cette présentation est le ciment de la distinction du système de la Common law et du système de la Civil law. En effet, en Angleterre, les juges ont depuis le Moyen-âge, adopté le système des précédents (stare decisis). Il signifie qu’une solution retenue par un juge supérieur devra être obligatoirement reprise ultérieurement par un juge hiérarchiquement inférieur, si le cas dont celui-ci est saisi est analogue à celui sur lequel le "précédent" a été rendu. Aux États-Unis, la Cour suprême dans un arrêt Marbury V/Madison du 24 février 1803 a posé cette même puissance de précédent.
Dans ce schéma classique et politique, le juge est donc un personnage qui n’est pas autonome du législateur : il est son serviteur. Cette neutralité est exprimée par Montesquieu, affirmant d’une façon célèbre que "le juge est la bouche de la loi".
C’est, dès le départ, sous-estimer la puissance cachée de l’interprétation. En effet, pour appliquer une règle générale et abstraite à un cas particulier et concret, le plus souvent le juge doit interpréter la règle. D’ailleurs, une Cour de cassation fût établie pour que soient unifiées les interprétations des règles qui ont tendance à être diverses parmi les juridictions du fond. Ainsi, dès le départ, par le jeu de l’interprétation, les juges français ont exercé un pouvoir, par la nécessité d’interpréter pour appliquer. Ne pas le reconnaître, c’était en réalité donner encore plus de pouvoir aux juges puisque cela revenait à les laisser sans contrôle, titulaires d’un pouvoir masqué.
Ainsi, dès 1930, les juges ont construit de toute pièce, par la seule puissance de l’interprétation, le droit de la responsabilité objective du fait des choses. Ainsi, les Chambres réunies de la Cour de cassation, par l’arrêt Jand’heur du 13 février 1930, on créé de toutes pièces la responsabilité objective du fait des choses, réinventant l’article 1384, al.1 du Code civil. En effet, là où les codificateurs n’avaient écrit qu’une façon élégante d’introduction à des cas particuliers de responsabilités sans faute pour des dommages causés par des choses précises, les juges y virent un principe général. Cela se justifiait car aucune assurance ne répondait à un phénomène nouveau : les machines et les automobiles, c’est-à-dire les accidents graves sans qu’une faute puisse être démontrée. Par une dialectique entre la loi et la jurisprudence, 50 ans après l’arrêt Jand’heur (le droit est lent...), la loi du 5 juillet 1985 d’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation , dite "loi Badinter", vint mettre en place une indemnisation automatique, dont le poids pèse sur les assureurs, faisant passer la responsabilité d’un mécanisme individuel à une mutualisation sociale.
De la même façon, le juge, dans le silence de la loi, fait lui-même la balance entre des progrès technologiques non encore pris en considération par celle-ci et des valeurs morales : c’est ainsi que, par un arrêt d’Assemblée plénière du 31 mai 1991, la Cour de cassation frappa de nullité absolue le contrat dit de "mère porteuse". Ce "grand arrêt" fût repris par la suite, à travers les lois de 1994, prenant place dans l'article 16-7 du Code civil. La décision du Conseil constitutionnel du 17 mai 2013 qui valide le mariage entre personnes de même sexe formule une "réserve d'interprétation" pour que soit préservée cette prohibition. L'avenir dira si cette interdiction va perdurer, l'euphémisme de la "gestation pour autrui", voire de la "gestation éthique pour autrui" montrant que la prohibition est attaquée par le langage. Pourtant, alors que le législateur demeure silencieux, c'est le juge qui exprime le droit : la première chambre civile de la Cour de cassation, dans son arrêt du 13 septembre 2013 a déclaré frauduleuse la transcription sur l'état civil français d'une filiation rattachée à une "gestation pour autrui" accomplie à l'étranger.
Les sources du droit sont aujourd’hui en pleine évolution non pas tant parce que les juges ont un pouvoir qu’ils n’avaient pas précédemment mais parce qu’ils exercent ouvertement un pouvoir de créer du droit qu’ils maniaient sous le masque de l’application de la loi. C’est ainsi que tout d’abord, aujourd’hui, il est acquis que la jurisprudence est une source effective du droit. En effet, tout d’abord, l’article 4 du Code civil dispose que "le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice". Ce sont donc les codificateurs eux-mêmes qui ont nécessairement articulé l’article 4 et l’article 5 du Code civil. Ainsi, si la loi est défaillante, le juge devra juger : il devra au besoin inventer pour ce faire.
Ainsi le juge est obligé par la loi de créer au besoin des règles si c’est le seul moyen de répondre au justiciable. Mais, et c’est en cela que l’article 4 respecte l’article 5, la portée du jugement ainsi construit sur une règle inventée par le juge, n’aura pourtant pas de portée obligatoire au-delà du cas particulier qu’il résout. C’est pourquoi le Doyen Carbonnier qualifie le juge de "législateur particulier".
Aujourd’hui, en raison de la montée en puissance des droits subjectifs fondamentaux et de l’affaiblissement du légicentrisme, l’on a tendance à asseoir l’article 4 sur un raisonnement différent. En effet, si le juge est obligé de créer du droit, c’est parce qu’est exclu le "déni de justice". Cela correspond en effet à un nouveau droit fondamental : l’accès au juge, droit fondamental pour concrétiser un autre droit fondamental : l’accès au droit.
Le Conseil constitutionnel l’affirma avec une grande force dans une décision du 9 avril 1996 relative au statut d’autonomie de la Polynésie. Le Conseil se référa à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme, qui pose que "toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée... n’a point de Constitution", ce qui interdit de priver une personne d’un recours effectif devant une juridiction. Pour que cet accès au juge et au droit soit effectif, le juge doit créer des règles.
Cette réalité relativise la distinction entre les systèmes de Civil law et de Common law. En effet, à travers les arrêts de principe, contenant des règles sans cesse reprises par tous les juges et les arrêts de règlement, la différence est mince, tandis que les systèmes de Common law engendrent de très nombreuses réglementations. L’importance des droits fondamentaux et des juges les réunit dans ce qui serait la famille du droit occidental.
Le juge, à travers les situations particulières dont il est saisi est devenu le gardien de la hiérarchie des normes. La hiérarchie des normes est une conception des systèmes juridiques promue par Kelsen, dont le juge est le gardien, puisqu’il a pour fonction de s’assurer de la conformité ou de la compatibilité de la norme inférieure à la norme supérieure. La hiérarchie des normes est devenue un mécanisme essentiel, sorte de colonne vertébrale du système juridique, en ce que la pyramide a en son sommet la "norme fondamentale" qu’est la Constitution, désormais gardée par le Conseil constitutionnel. La difficulté, ou à tout le moins la complexité, vient du fait que se superposent, d’une part la pyramide du droit interne de conformité à la Constitution et, d’autre part la pyramide qui soumet les normes de droit national au droit international. En outre, l’insertion dans l’ordre juridique de la QPC, contrôle a posteriori de conformité s’articulant au contrôle a priori a renforcé la puissance du juge, gardien des droits subjectifs fondamentaux dans son contrôle du droit objectif.
La jurisprudence va être déterminante pour dessiner l’organisation de la hiérarchie des normes, aussi bien dans le système interne que dans le système européen. Concernant le droit européen, ce furent tout d’abord les juges communautaires qui imposèrent la prégnance du droit communautaire sur le droit national. Ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) par l’arrêt du 15 juillet 1964 Costa C/Henel, posa que le droit communautaire constitue à la fois un ordre juridique propre et pourtant intégré aux systèmes juridiques nationaux. La même Cour, dans l’arrêt du 9 mars 1978 Simmenthal pose que le juge national doit pleinement appliquer le droit communautaire sans attendre la transposition de celui-ci dans le droit national.
L’évolution du droit français fut plus difficile, ce qui s’explique par l’attaque que constitue un tel raisonnement par rapport à l’idée de souveraineté du législateur national. On comprend aisément que la Cour de la cassation ait la première admis dans un arrêt de chambre mixte du 24 janvier 1975 Jacques Vabres, que le juge français doit faire prévaloir la norme communautaire sur la loi nationale, même si l’adoption de celle-ci est postérieure à la norme communautaire, hypothèse donc dans laquelle le législateur français avait voulu expressément résister au droit communautaire. Cette solution de la prévalence de la norme communautaire sur la loi nationale, même ultérieure à la première, ne fut adoptée par le Conseil d’Etat que par son arrêt d’assemblée du 20 octobre 1989 Nicolo.
L’évolution plus récente de la puissance du juge dans son contrôle de la loi au titre de la hiérarchie des normes porte plutôt sur le droit interne à travers les nouveaux pouvoirs du Conseil constitutionnel. En effet, le droit fondamental de chacun d’accès au droit est une des raisons pour lesquelles l’on a conféré au Conseil constitutionnel un pouvoir de contrôle a posteriori de constitutionnalité des lois.
Le nouvel article 61-1 de la Constitution en pose le principe, l’article 62 al. 2 permettant au Conseil de fixer la date d’abrogation de la disposition anticonstitutionnelle à une date ultérieure à sa décision.
Le Conseil constitutionnel bénéficie certes du pouvoir constituant pour accroître ainsi ses pouvoirs, mais l’histoire montre que c’est souvent de son fait que le mouvement d’emprise s’est développé, notamment à travers la décision du 16 juillet 1971 sur la liberté d’association. Cette décision, en insérant la Déclaration des droits de l’homme dans le bloc de constitutionnalité, préfigurait le rôle du Conseil comme gardien des libertés publiques et droits fondamentaux, le rapprochant de la Cour constitutionnelle allemande.
Le juge constitutionnel assure également la prévalence des engagements internationaux sur le droit interne. Ainsi, un engagement international ne peut être ratifié qu’après révision de la Constitution s’il comporte un engagement dont une des clauses est contraire à celle-ci.
A ce propos, le Conseil constitutionnel, par une décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d’auteur a rappelé la règle mais en posant que les normes internationales devaient - sauf révision de la Constitution -, respecter "l’identité constitutionnelle française". Il y aurait donc prévalence, non seulement de la Constitution (solution de type allemand), mais encore prévalence d’une identité coutumière que serait l’identité constitutionnelle (ce qui ressemble à la notion de la Constitution coutumière britannique).
L’on mesure ainsi que cette présentation d'un législateur souverain, unique détenteur du pourvoir de créer du droit, ne reflète plus la réalité du système juridique, tandis que le juge serait un agent neutre et transparent d’application particulière des règles générales. Le juge est au contraire, lui aussi source de droit, non seulement dans des cas particuliers comme le requiert depuis toujours le droit, mais encore d’une façon plus générale, si la loi est mal faite ou parce qu’il est le gardien de la hiérarchie des normes, laquelle est la colonne vertébrale des systèmes juridiques enchevêtrés, système national, systèmes européens et système international. Peut alors se mettre en place un système dialogal entre ces deux sources du droit que sont la loi et la jurisprudence.
La loi et la jurisprudence se répondent et le droit se construit par ce dialogue, plus ou moins heurté. L’on peut le mesurer en prenant le cas de l’affaire Perruche. Par son arrêt d’assemblée plénière du 17 novembre 2000, la Cour de cassation a sanctionné un médecin qui avait indiqué à une femme enceinte que le fœtus attendu n’avait pas d’handicap. L’enfant étant né handicapé, les juges engagent la responsabilité du médecin à l’égard de l’enfant. L’Assemblée plénière l’admet, repoussant l’argument de l’irrecevabilité d’un dommage consistant à n’être pas né.
Le 4 mars 2002, la loi pose que les médecins ne pourront pas être tenus responsables pour ces erreurs de diagnostics prénataux. La loi est appelée loi "anti-Perruche". Le 6 octobre 2005, la Cour européenne des droits de l’homme, par deux arrêts, Maurice et Draon C/ France vient limiter la portée de la loi française en posant que l’enfant handicapé avait une espérance légitime à recevoir une indemnisation. Le 24 janvier 2006, la première Chambre civile de la Cour de cassation reprend exactement le raisonnement des juges européens en estimant que la "jurisprudence applicable" a fait naître une espérance légitime pour l’enfant.
Le 11 juin 2010, le Conseil constitutionnel, saisi sur QPC, déclare que la loi qu’il désigne lui-même par le nom de loi "anti-Perruche" est conforme à la Constitution.
Un autre exemple de ce rapport dialogal, qui tourne presque à l’affrontement entre législateur et juge, peut être donné à propos de la garde à vue, notamment par la décision du 30 juillet 2010 du Conseil constitutionnel. Celle-ci avait déclaré la non-conformité du droit français à la Constitution mais avait laissé au législateur jusqu’au 1er juillet 2011 pour adopter une législation conforme. La chambre criminelle de la Cour de Cassation dans un arrêt du 19 octobre 2010 déclare ces mêmes règles non-conformes non plus à la Constitution mais à la Cour européenne des droits de l’homme. En raison du pluralisme des sources du droit, allait-on vers la guerre des juges ? La solution fut trouvée puisque l’arrêt de la Chambre criminelle retarda lui aussi sa date d’effectivité, pouvoir non prévu au regard de la Convention européenne des droits de l’Homme. C’était d’une façon éclatante pour le juge de faire état de son nécessaire pouvoir de création du droit.
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