3 février 2016

Enseignements : Droit de la Régulation bancaire et financière, semestre de printemps 2016

Problématique de la leçon n°2 : Droit des sociétés et Régulation bancaire et financière

par Marie-Anne Frison-Roche

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Le droit des sociétés exprime la représentation que le Législateur se fait de la place de l'individu dans l'activité et l'organisation économique.
Or, cette représentation a beaucoup changé, les lois successives et les jurisprudences laissant par strates les divers conceptions des uns et des autres. Il demeure que dans une première dispute, l'on s'est demandé si une société était l'expression de la volonté de plusieurs personnes qui mettent leur dynamisme en commun pour tenter "l'aventure" entreprenariale ensemble afin de devenir riche, cette conception contractuelle de la société renvoyant à la définition schumpetérienne de l'entreprise, tandis que d'autres considèrent que la société est un outil, la personnalité morale permet à l'entreprise, qui est une organisation, de passer des contrats, d'être propriétaire, d'endosser des responsabilités, bref d'entrer "dans le commerce juridique", ce qui renvoie à la définition institutionnelle de la société.

Cette grande dispute entre la définition contractuelle et la définition institutionnelle de l'entreprise, que l'on retrouve à propos de multiples problèmes techniques, notamment lorsque 'on doit poser quel intérêt les organes sociétaires doivent servir, a été soit écartée, soit revivifiée, lorsque la perspective du marché financier s'est imposée, les sociétés cotées prenant le devant, l'associé minoritaire devant un personnage à protéger, celui de l'investisseur faisant son apparition, le droit des sociétés faisant place au droit des biens.
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Le droit des sociétés très classiquement exprime au XIXième l'expression de la liberté d'entreprendre. En effet, les personnes sont caractérisées depuis la Révolution Française par leur liberté d'agir, notamment de contracter, d'aller et de venir, et d'entreprendre. Pour cela, la personne "civile" devient parfois une personne "commerçante".

Au Code civil de 1804, qui comprend à la fois le droit commun de tout le système juridique mais aussi le droit civil spécial (la personne dans sa vie familiale), va succéder en 1810 le Code de commerce, qui vise les activités de la personne commerçante. Alors que nous sommes tous des personnes "civiles", la personnalité juridique étant conférée ipso facto  à l'être humain, nous ne sommes pas par nature des personnes commerçante : c'est un choix de certains, ceux qui désirent courir le risque d'entreprendre, qui ont un projet, qui courent le risque de la faillite mais peut-être feront fortune. Les commerçants achètent pour revendre (définition de "l'acte de commerce"), mais le Code de commerce, qui reprend en réalité les grandes Ordonnances rédigées par Colbert vise aussi l'industrie et la banque, l'activité bancaire étant visée comme activité commerciale "par nature".

Dans cette conception très traditionnelle, du "petit entrepreneur", qui est le pendant du "petit propriétaire" conçu par les Révolutionnaire Français et que l'on retrouve dans la conception de la propriété privée de l'article 544 du Code civil, l'entrepreneur exerce seul, dans son échoppe de boulanger, de cordonnier ou de fabriquant d'épingle (pour reprendre les exemples d'Adam Smith).

Mais il peut arriver que celui-ci songe à solliciter des amis, des membres de sa famille, pour que l'aventure entreprise soit faite "en commun".
Ce petit groupe, de quelques personnes, 2, 7, ou 12, vont alors conclure entre un contrat qui doit avoir pour objet et pour effet d'entreprendre cette aventure commune de l'entreprise, pour faire fortune. L'entreprise est risquée, c'est une aventure, et l'on pourra aussi faire faillite. C'est la loi entre les forts qui caractérise le monde des affaires :  l'on n'est pas obligé d'y aller, mais si l'on y va, l'on en accepte par avance les risques : "le droit commercial est le droit des forts" et le but poursuivi par tous est de devenir riche.
L'on est très loin encore de la perspective consumériste, encore plus de la corporate social responsability.
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Ces personnes qui décident donc de tenter ensemble cette aventure commune, cette "entreprise", d'exercer ensemble leur liberté d'entreprendre, vont "s'associer". En cela, il n'y a pas un fossé entre ceux qui font des apports qui peuvent être en numéraire, en nature (par exemple un immeuble) mais aussi en industrie (leur travail) et ceux qui travaillent dans un contrat de subordination. Le "droit du travail" n'a pas fait sécession, c'est la personne qui est la base de la petite entreprise et le salarié lui-même n'est pas réifié (la notion de "capital humain" viendra plus tard).
Les fondateurs vont pour cela recourir à un "contrat spécial".

Le droit des contrats distingue en effet les règles communes à tous les contrats (le droit commun des contrats, la théorie générale des contrats), des dispositions prévoyant pour tous les contrats des règles communes à la formation et à l'exécution des contrats, et la série des contrats spéciaux, des dispositions spécifiques régissant le contrat de bail, le contrat de dépôt, le contrat de pari, etc., ... et le contrat de société.
Le rapport entre les deux corps de règles, entre la théorie générale des contrats et les règles spécifiques à un contrat spécial est que la règle générale s'applique au contrat spécial, tant qu'une disposition spécifique à celui-ci n'en a pas disposé autrement.

Ainsi, l'article 1832 du Code civil vise le "contrat de société". Comme toute disposition juridique bien faite, l'article définit celui-ci : le contrat de société est un contrat par lequel au moins deux personnes s'accordent (le contrat est toujours défini comme un "accord de volontés") pour réaliser un projet. Ce projet est commun. C'est pourquoi l'on dira que le contrat de société est un "contrat d'intérêt commun".

Dans l'esprit des codificateurs de 1804, cet "intérêt commun" est acquis dès le départ et le demeure. En effet, l'intérêt commun des associés est de réussir dans leur entreprise commune. Et comme la réussite, espérée, sera commune, ils se partagera les bénéfices. Ainsi, si l'un gagne, l'autre gagne (win - win, dira-t-on plus tard).

Il est essentiel de comprendre cette logique de départ, car la notion de "conflit d'intérêt est absolument étrangère au schéma classique. En effet, un associé ne va chercher à nuire à l'autre. Non pas par altruisme (la gratuité n'existe pas dans le droit commercial classique), dévouement ou grandeur d'âme (le droit, dans sa sagesse, ne présume jamais cela, hors les rapports entre les parents et les enfants), mais parce qu'un associé qui nuirait à un autre se nuirait forcément à lui-même. Ainsi, c'est parce qu'il cherche à s'enrichir lui (l'appât du gain est le moteur de l'associé, comme de toute personne appréhendé par le droit des affaires) qu'en conséquence ce qu'il va faire va mécaniquement mais nécessairement enrichir l'autre.

Ainsi, pour alimenter cette aventure, les associés, qui sont dynamiques, font faire des "apports". Ces apports sont mis en commun. Ils peuvent être en numéraire (argent), en nature (par exemple la propriété d'un immeuble), mais aussi en "industrie", c'est-à-dire le travail d'un associé qui va par sa compétence et son talent contribuer à la réussite de l'entreprise. Mais si, dans la pratique désormais ces "apports en industrie" n'existent plus beaucoup, ils montrent bien l'esprit du contrat de société : la mise en commun de ce que l'on a : son argent, sa puissance patrimoniale, son énergie, son talent, son travail.

L'associé qui fait ainsi un "apport en industrie" n'a rien à voir avec un salarié, car il entre dans un aventure commune, sur un pied d'égalité avec les autres associés, et il aura les mêmes droits, de nature politique, dans le fonctionnement de la société (v. infra). Il participera aux bénéfices comme il endurera les pertes. Il fait partie de "l'aventure".
A l'inverse, le salarié est un subordonné. C'est la définition même du contrat de travail, que de créer un lien de subordination entre l'employeur et l'employé. Le salarié doit obéir, mais il est aussi protégé par le Code de travail, qui lui assure un salaire régulier et minimum, qui limite son temps de travail, lui assure des congés, une protection sociale, une retraite, une solidarité venant du groupe social tout entier, alors que l'entrepreneur sera frappé par la faillite, l'associé aussi en contrecoup, et le mandataire restera sans rien, si la faillite sanctionne son inadaptation, conséquence bienvenue pour le bon fonctionnement du marché. Si la société fait des profits, le salarié n'y a pas droit, mais si elle fait des pertes, il ne les subit pas. Bref, le salarié ne "participe" pas tandis qu'à l'inverse l'associé a une place active dans le fonctionnement sociétal, et c'est une place politique.

Ce contrat de société a donc l'intérêt commun comme définition à la fois "naturelle" et "acquise". Chacun participe. Ainsi, le contrat de société fait naître une organisation sociétaire, le plus souvent dotée de la personnalité morale : la société.

Le Législateur a prévu une palette de formes sociétaires, par exemple la Société Anonyme (S.A.), ou la Société en Nom Collectif (S.N.C.). Cette palette s'est diversifiée, soit en insérant de nouvelles formes sociétaires, par exemple la Société par Actions Simplifiée (S.A.S.), soit en insérant de nouvelles formes à l'intérieur d'une même forme sociétaire : la Société Anonyme conçue au XIXième pour n'être qu'à Conseil d'Administration, pût ultérieurement se construire sur un Directoire et un Conseil de surveillance.

La question de "l'intérêt commun" ne se posant pas, puisque celui-ci était tautologiquement satisfait, tous les associés, parties prenantes de "l'aventure", y participant à travers le fonctionnement de la Société commerciale.

En cela, la Société commerciale a été pensée comme une Société politique, comme une République, l'associé y exerçant le droit fondamental d'y exercer des droits de nature politique.
Ainsi, quelle que soit la forme que prend la société commerciale, tout associé a le droit fondamental de participer à l'Assemblée générale, laquelle doit se tenir au moins une fois par an (Assemblée Générale Ordinaire - A.G.O.). Il a le droit fondamental d'y être convié, d'y participer, de poser des questions et de voter.
La jurisprudence a souligné qu'il s'agit d'un "droit propre" de l'associé, de sorte que le contrat de société, même dans sa dimension d'organisation de la société, qui transforme ce contrat spécial en "statuts" de la société, ne peut l'en priver.

Plus encore, comme dans une société politique, l'associé, qui est un électeur, est aussi potentiellement éligible Ainsi, il peut prétendre gouverner. En théorie ...

Soit, il est associé d'une "société de personnes", catégorie de sociétés dans lesquelles c'est la personnalité des associés qui est la considération la plus importante. Appartiennent à cette catégorie des sociétés de personnes la société en participation, la société en nom collectif, la société en commandite, etc. Dans ce cas, parce que tout associé est important, les résolutions adoptées qui expriment les décisions sociétaires et formeront la volonté de la société en tant que personne morale vis-à-vis de l'extérieur, sont prises à l'unanimité. Ainsi, tout associé est doté du pouvoir considérable de s'opposer à une résolution, par un droit de veto.

Dans l'autre catégorie de sociétés, les "sociétés de capitaux", la première considération est donnée aux apports que l'associé fournit à la société. La société de capitaux est l'outil privilégié du capitalisme. La distinction entre sociétés de personnes et société de capitaux a longtemps été la summa divisio  du droit des sociétés.

Les Sociétés Anonymes (S.A.), les Sociétés Anonymes à Responsabilité Limitée (S.A.R.L.) sont des exemples de sociétés de capitaux. Parce que la personne de l'associé est moins prépondérante, le fonctionnement de la société est basé sur "la loi e la majorité". Plus encore, le système n'est pas d'attribuer une vote à chaque associé mais d'attribuer à chaque associé autant de voix qu''il a de parts dans l'ensemble des titres qui représentent les apports, c'est-à-dire les parts sociales dont l'addition forme le capital social de la Société

C'est ici que la Société commerciale se sépare de la Société politique, dans laquelle chaque citoyen dispose d'une voix et d'une seule. Dans une société de capitaux, par l'effet de la Loi de la majorité, celui qui dispose de la moitié du capital social + une part sociale, est "l'associé majoritaire" : de fait et de droit, il fait prévaloir sa volonté et les résolutions sociétaires sont adoptées ou rejetées selon sa propre volonté, avant que d'être imputées à la personne morale sociétaire.

Mais tout associé peut politiquement prétendre être élu par les autres, soit gérant, soit administrateur, puis président, suivant les formes sociales. Dans les sociétés de personnes, tout associé est présumé gérant.
Comme les statuts ont une nature contractuelle, une clause statutaire peut insérer des mécanisme pour mêler les genres, par exemple insérer une Loi de majorité dans une société de personne ou désigner un gérant à l'exclusion des autres associé dans celle-ci.
Mais le principe est que tout associé a vocation à gouverner.

En symétrie, dans le schéma classique, celui qui est gouverne, parce qu'il a été "mandaté" par les autres associés par ce faire, il est "mandataire social", ne peut être qu'un associé. Certes, par la suite, des lois permettront à titre exceptionnel de désigner des "gérants salariés" et les membres du directoire ne sont pas forcément associés, mais ce sont des infléchissement de la règle de départ.

Ainsi, celui qui va influencer les résolutions sociétaires, organiser leur adopter, convoquer les assemblées, établir l'ordre du jour, distribuer la parole, écrire les compte rendus, etc., les autres associés, même si leur pouvoir politique n'ont pas de portée parce que de droit ils sont minoritaires dans une société de capitaux, ou parce que de fait ils sont indifférents dans une société très importante dont ils détiennent très peu de parts sociales ("actions", si c'est une société anonyme), peuvent leur faire confiance, se reposer sur eux.

En effet, dès l'instant que tous les associés partagent la chance de partager les profits ("vocation aux bénéfices") et risquent tous les effets de la faillite ("exposition aux pertes"), alors comme les mandataires sociaux sont des associés, ils géreront bien la société, car il est de leur intérêt égoïste que de bien la gérer. Par contrecoup et alors même que cela les indifférerait, cette "diligence patrimoniale" va profiter à tous les autres associés, y compris le plus petit associé minoritaire.

 

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Mais ce schéma classique qui peut encore rendre compte de la réalité à la fois d'organisation et psychologique d'un certain nombre d'entreprise ne correspond pas à des entreprises financiarisées, notamment si leur capital a été ouvert et mis sur le marché financier.

En effet, en 1966, la mise sur le marché financier des actions, qui sont les titres représentatifs des apports précités et n'ont pas que peu d'importance propre, leur cession étant anecdotique, voire pathologique ou signe d'une succession, est un mode de financement de l'entreprise, via sa structure sociétaire, laquelle demeure généralement uniquement par rapport à l'unicité de l'entreprise.

A partir de 1967, le Droit va intégrer la réalité du Marché financier et les "actions" qui ne sont juridiquement que des "titres" qui représentent des preuves du droit de créance que ces créanciers très spéciaux que sont les actionnaires ont vis-à-vis de la personne morale, vont prendre une autonomie à ce point radicale que, de la même façon que les contrats deviennent des biens qui circulent, les actions qui peuvent être cédés librement (titres négociables) vont incorporer la relation avec la société et devenir des biens. Ces "biens financiers" impliquent que leur titulaire y attachent de l'important non plus tant par les "droits personnels" qu'ils engendrent, ou le droit de vote, mais les droits réels, comme le droit de céder les titres. Plus encore, on admet que l'actionnaire est "propriétaire de son titre". A cette aune, l'action perd sa spécificité par rapport à l'obligation, alors que l'action était le coeur du droit des sociétés, tandis que l'obligation est le titre de créance résultant d'un emprunt obligatoire, reflet du droit civil traditionnel.

Plus encore, sous l'influence des recherches et de la culture financière, l'on vient estimer à partir des années 1980 qu'une société dont les titres sont admis à la cotation, dite "société cotée", est fondamentalement différente de la "société non-cotée". En effet, la société cotée est dépourvue de l'affectio societatis, qui est pourtant un des trois éléments constitutifs de la société. L'actionnaire ne veut pas nécessairement y jouer son rôle politique dans une "aventure" qui ne le concerne que dans ses effets financiers à court terme.

Dans cette perspective, la distinction "société cotée - société non cotée" écrase aujourd'hui la distinction naguère première "société de personne - société de capitaux". C'est pourquoi la loi du 16 décembre 1999 crée le Code monétaire et financier qui porte sur la monnaie, les produits financiers, les services bancaires et financiers, les prestataires de services bancaires et d'investissements, tandis que continue à ne pas exister de "Code des sociétés", les dispositions sur la branche du droit portant sur les sociétés continuant d'être placées dans le Code de commerce. Dès lors, les dispositions propres aux sociétés cotées se multiplient à travers les biens financiers et les professionnels de la finance et de la banque, visés par le CMF, ainsi que par toute la réglementation dont les régulateurs nationaux, européens et internationaux sont la source.

Mais lorsque par exemple il y a une prise de contrôle par une acquisition du capital, ce n'est pas le marché financier en tant que tel, mais le marché boursier des actions qui est en jeu, c'est-à-dire le "droit des sociétés, les marchés étant poreux les uns aux autres, puisqu'un instrument financier qui n'est pas une action peut en devenir une. Ainsi, en raison du principe d'autonomie de la volonté, il peut exister des obligations remboursables en actions et les différentes aventures boursière de LVMH sur des titres financiers utilisés soit pour accroître sa richesse, soit pour prendre le pouvoir, le montrent.

Mais les règles pour prendre le contrôle en droit des sociétés traditionnel et en droit des marchés financiers ne sont pas régies par les mêmes principes. En effet, dans le schéma classique, mais désormais lointain, la prise de contrôle d'une société se prend par l'acquisition de la majorité du capital plus un titre, du fait de la règle commune aux société de capitaux : la "loi de la majorité". Mais l'identité entre la protection du marché financier et la protection de l'actionnaire minoritaire fait que celui-ci doit pouvoir apporter son titre lorsqu'un opérateur veut prendre le contrôle d'une société.

Ce contrôle, notion de fait qui renvoie à l'aptitude à avoir une influence déterminante sur les décisions prises pour diriger la société, peut être obtenue soit seul soit par alliance. Alors, les alliances peuvent être obtenues par le droit des sociétés, par le droit des contrats, y compris des "conventions de vote" si celles-ci ne sont pas contraires à l'intérêt social, ou par la pratique. S'il y a déjà contrôle, notamment par un concert, même dissimulé, s'il y a détection d'une prise de contrôle "rampante", alors il y aurait une prise de contrôle obligatoire, par acquisition de titres (OPA) ou par échange de titre (OPE). Ces notions de "concert" ou de "contrôle" ont donné lieu à beaucoup de jurisprudence et à de fines qualifications, car les actionnaires ont toujours intérêt à une offre publique obligatoire et les opérateurs cherchent à s'y soustraire.

Mais plus les techniques financières font devenir sophistiquées et plus le droit des sociétés va devenir dans sa pratique un droit purement instrumenté, tendance que les régulateurs et les textes vont chercher à contrer.

En effet, loin du romantisme initiale de l'aventure artisanale de quelques amis, l'on a estimé que la "société" est un "instrument" qui permet à une entreprise de s'organiser au mieux, un outil de gestion performante. Ainsi, grâce à la personnalité morale que l'entreprise obtient par l'immatriculation au Registre du commerce et des sociétés, l'entreprise peut, puisqu'elle devient une "personne", entrer dans le "commerce juridique", prendre des engagements et être engagée. Plus encore, parce qu'elle est une personne, elle est apte à avoir un "patrimoine", régi par le principe de l'universalité, l'actif répondant en masse du passif. Ainsi, les grands financements des grands travaux (canal de Suez) ont débuté avec l'invention de la "société anonyme", instrument idéal non plus du commerce mais du capitalisme.

Alors, qu'il est difficile et coûteux, voire immoral ou interdit de créer à volontiers des personnes physiques, il est possible de créer des personnes morales autant que l'on veut, puisque l'associé peut être lui-même une personne morale. Ainsi, toutes les sociétés cotées appartiennent à des "groupes de sociétés" et les entreprises ordinaires sont généralement constituées de 3 sociétés (une "mère" et deux "filles).

Or, il n'existe quasiment pas de "droit des groupes". C'est la liberté contractuelle qui est le socle de la construction des groupes, et il est des orfèvres en la matière. Les sociétés peuvent n'avoir pour objet social que de gérer les actifs dans d'autres sociétés du groupe ("holding"), des sociétés de capitaux peuvent être associées de sociétés de personne, ce qui anéantit le principe de responsabilité personnelle et indéfinie qui est censé être la marque de ce dernier type de société. Entre les société sœurs, tantes, grand-mères, de vraies ruches..., il existe de multiples conventions, par exemples les "conventions de trésorerie", qui font du groupe une puissance autonome, le Droit de la concurrence ayant affirmé par ailleurs que le fait de groupe exclut l'incrimination d'entente (qui est une pratique anticoncurrentielle). Dans les groupes internationaux, la gestion de trésorerie, qui se traduit par des prêts à des sociétés du groupe, conduit à ce que l'une des sociétés prenne le statut de banque, alors que le groupe est industriel (par ex. PSA) ou commercial. Il est évoqué que cette expérience soit mise à profit au bénéfice de tiers, le monopole bancaire n'étant sans doute plus qu'une fiction ...

Dans une telle liberté, ce sont davantage les règles extérieures au Droit des sociétés qui font prendre en compte la réalité des "groupes de sociétés", notamment dans leur puissance. Ainsi, la notion de "groupe consolidé" est avant tout une notion comptable, et tandis que les comptes sont avant tout "consolidés" et le premier objet des analyses financières, les assemblées générales continuent de se faire personne morale par personne morale. Dès lors, les actionnaires qui ne peuvent accéder aux structures sociétaires qui leur sont propres sont de fait démunies. Ce fût d'abord la jurisprudence, avant que la Loi ne reprenne le dispositif, qui a ouvert à l'actionnaire minoritaire la voie de l' "expertise de gestion" non pas seulement à l'échelle de la société dont il fait partie mais au niveau du groupe dans lequel celle-ci s'insère.

En effet, l'actionnaire n'est pas en réalité en situation de "win-win". Les travaux en finance ont montré que les mandataires sociaux ou les "grands dirigeants" ne tirent pas leurs revenus des bénéfices distribués mais de multiples avantages et les actionnaires ont un droit de vote dont l'effet est illusoire, puisqu'ils sont minoritaires. Ainsi, ils ne peuvent que voter "avec leur pied", c'est-à-dire céder leurs titres. Pour cela, il faut deux choses, que le droit des sociétés cotées va imposer. En premier lieu, l'actionnaire doit être informé. Son droit à l'information, qui est devenu de par la jurisprudence, un droit fondamental de l'associé, va être transformé par le principe de transparence.

En effet, le principal procédural majeur du marché financier, parce qu'il est régulé, est le principe de transparent. Une société cotée doit être transparent. C'est en cela que la Régulation s'approche de la Supervision, puisque le Régulateur permet à l'actionnaire, puis à tout porteur de titres, puis à tout investisseur, de regarder à l'intérieur, et le Régulateur lui-même va finir par regarder ce qui se passer à l'intérieur de la société cotée.  La diffusion de fausse information au marché est un abus de marché lourdement sanctionné.

En second lieu, l'actionnaire doit pouvoir sortir, puisque la cession, acte patrimonial et financier, est de fait son seul pouvoir politique. Or, il ne le peut pas toujours, car il faut que le marché soit suffisamment liquide pour qu'il puisse le faire à un prix équitable. L'on réfléchit à ce qui pourrait être un "droit à la liquidité". Puisqu'il y a des "droit à" tout, pourquoi pas.

Mais le Droit des marchés financiers est allé beaucoup plus loin dans sa pénétration dans les sociétés. En effet, le contrat de société a pour objet et pour but de réaliser une aventure qui rendra tous les associés riches. Il permet l'institution d'une personne morale qui est l'expression juridique de l'entreprise. La personne morale a un objet social que l'entreprise concrétise sur le long terme.  En réalisant son objet social, la société satisfait ainsi son intérêt social.

L'on retrouve ainsi la "gamme des intérêts" : l’État poursuit l'intérêt général, la personne privée poursuit son intérêt privé, et la personne collective qu'est la société poursuit son intérêt social. Cela relève de la tautologie.

Or, les financiers ont posé la question suivante : qui définit "l'intérêt social" ? Dans les faits, ce sont les organes sociétaires, par la voix desquels la société opère ses choix qui l'engage pour le futur (le conseil d'administration, par exemple). Or, les membres du Conseil, les managers, les hauts dirigeants, n'ont pas le même intérêt que les actionnaires. Or, les actionnaires ont le même intérêt que le Marché, qui est l'ensemble des investisseurs.

Il devient donc impossible de laisser librement ces mandataires sociaux déterminer discrétionnairement "l'intérêt social". La Régulation, qui est toujours assise sur une théorie du soupçon, cette fois-ci contre les dirigeants, va asseoir au conseil d'administration, un "administrateur indépendant". Alors que la qualité d'actionnaire était naguère le gage de pertinence (puisqu'il "risquait son patrimoine et était donc "prudent), celle-ci devient au contraire le signe d'une connivence avec le haut dirigeant et l'on va rechercher un expert qui n'est pas propriétaire d'un titre mais qui va par exemple avoir des "qualités scientifiques ou morales ou représenter une diversité".

Le premier mouvement est alors de soutenir que l'intérêt de la société n'est plus le développement à long terme de l'entreprise, en ce que cet objectif est trop vague et laisse en cela trop de pouvoirs aux dirigeants, mais simplement de donner le plus d'argent possible à tous les actionnaires et porteurs de titres, si petits soient-ils.

A cela, toujours dans le Droit des sociétés, les sociétés cotées ont trouvé une parade : la corporate social responsabilité (Responsabilité Sociale des Entreprises). Il s'agit d'affirmer que les sociétés doivent avoir souci non pas seulement de leurs actionnaires (shareholders), mais encore des parties prenantes (skateholders), si lointaines soient-elles (générations futures par exemple) et agir pour prendre en charge leurs intérêts.

Le Droit a relayé la prise en charge des intérêts non financiers par les entreprises, notamment par la Directive communautaire de 2014 sur l'information de l'action des sociétés cotées en la matière. Il faudrait donc en conclure que les sociétés ont pour objet le futur de l'ensemble du groupe social et non pas l'enrichissement de leurs associés.

Cette tendance, qui pourrait se confirmer, permet aux entreprises, par le Droit des sociétés, d'édicter des règles par des Chartes "auto-obligeantes", par exemple sur l'égalité réelle entre les hommes et les femmes, qui finissent par leur donner un pouvoir que certains ont assimilé à un "pouvoir constitutionnel", le seul existant au niveau international, puisque les États sont plus petits que les grands groupes.

Ces évolutions juridiques sont d'autant plus importantes que les mouvements constitués dans le droit des sociétés cotés sont au bout de quelques années bilatéralisés dans le droit des sociétés non cotées.

Ainsi, le Droit des sociétés retrouve son unité. Mais il aura été entièrement refondu par le marché financier et son système de fonctionnement et de pensée.

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