22 décembre 2015

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L'effervescence autour de la QPC demandée à propos du statut juridique du cordon ombilical est signe d'un immense désarroi

par Marie-Anne Frison-Roche

Chaque jour, les cours et tribunaux reçoivent des demandes pittoresques. Elles partent dans le flot contentieux sans avoir les honneurs de la presse ou du débat public.

Voilà une petite affaire : un couple demande à ce que lors des accouchements les établissements, dans lesquels ceux-ci ont lieu, soient désormais contraints de restituer à l'accouchée le cordon ombilical et soient privés du pouvoir d'en disposer à leur guise comme cela est le cas actuellement. Pour cela, il faut que l'on dise quel est le statut juridique du cordon ombilical.Dans la nomenclature médicale, celui-ci est classé comme un "déchet". Les demandeurs contestent cette appellation qui a pour conséquence juridique que le cordon ombilical soit à la disposition des médecins.

Est-ce une affaire de petite importance ou de grande importance ?

Ce qui est la première chose étonnante, c'est l'écho donné à une telle demande. RTL nous en parle. Le journal L'Express fait un article. Le journal Le Monde adoube le sujet.

Puis les internautes sur les réseaux sociaux s'enflamment. Soit pour dire "Évidemment ! Enfin !". Soit pour dire "N'importe quoi !". L'on manie beaucoup les points d'exclamation sur les réseaux sociaux. Cela n'est pas beaucoup plus explicité. Seuls les points d'exclamations sont communs à tous.

Est-ce important ? pas important ?

Monté en épingle ? Une bulle médiatique ? Une petite affaire qui amuse, ou qui scandalise, ou dégoûte un peu, comme tout ce qui entoure un accouchement (sang, placenta, cordon ombilical) ?

Tout de même, le couple en question entend poser la question du "statut juridique du cordon ombilical" à un juge, et pas n'importe lequel : au Conseil constitutionnel, par le moyen d'une Question Prioritaire de Constitutionnalité. Il affirme que cela "appartient à la mère", que celle-ci a certes signé sur le moment des formulaires par lesquels elle "consent" à "donner" le cordon, mais qu'en réalité elle n'y a rien compris et que cela serait une atteinte à ses droits fondamentaux. Rien que cela. C'est comme cela que cela lui a été présenté. C'est de cette façon-là qu'elle proteste. On lui a parlé "consentement", elle répond "propriété".

Si cela approfondit l'analyse, n'est-ce pas plutôt un nouveau signe comme quoi le corps humain, notamment celui du bébé et celui de sa mère, plus précisément dans ce qui relie le corps de l'enfant à sa mère, à savoir le cordon ombilical, est aujourd'hui en cause, le corps étant aujourd'hui pulvérisé, ce lien étant aujourd'hui profondément en cause ?

Plus encore, il convient de confronter cette segmentation des "bouts du corps" qui conduit à penser la "personne" en distance de son corps, ce qui l'on a considéré un temps comme un progrès, avec un phénomène qui n'est parallèle qu'en apparence, à savoir la déincarnation totale des êtres humains, qui se pulvérisent en "données".

Si nous entrons dans un "Monde sans personne", alors il y a urgence à repenser le Monde.

Voir ci-dessous l'analyse.

Il convient de prendre cela au sérieux : le découpage des corps humains avance, et chaque "bout de corps" devrait aujourd'hui avoir un statut particulier. A chaque cas, nous buttons sur la question du corps, celui-ci qui fût recouvert par le mouchoir du Droit qui ne saurait le voir.

C'est Jean-Pierre Baud qui, dans son ouvrage de 1993, L'affaire de la main volée, a vu parmi les premiers que la médecine, la biologie et les pratiques, ont "découpé" les corps pour en prélever des "bouts" d'une façon nouvelle, en ce que ceux-ci demeurent fonctionnels et d'une grande utilité, prenant désormais de la "valeur" à ce titre et à ce titre uniquement, non seulement les produits mais désormais les organes. Le marché de l'humain, bout par bout, était déjà là. L'éthique en était la limite!footnote-397....

 

DE LA PERSONNE AU CORPS, DU CORPS A LA "MIETTE", DE LA MIETTE AU LIEN

Le corps n'a longtemps pas eu d'existence en droit parce que le Droit avait inventé son socle même : la notion de "personne".

Parce que tout être humain est une personne, elle est son corps. Ainsi, si un corps humain en vie est atteint par un autre, le Droit pénal ne qualifie pas ce fait d'atteinte à une chose mais le qualifie et le classe comme une "atteinte à la personne", en opposition aux "atteintes aux biens", summa divisio du Droit pénal. Ainsi, l'on peut dire "je suis mon corps", et si je peux disposer de mon corps, ce n'est pas parce que je serais propriétaire de mon corps mais d'une façon plus tautologique encore parce que je peux disposer de moi-même.

Pour revendiquer la libre disposition de leur corps, les femmes dans les années 1960-1970, les femmes auraient du dire "Je suis mon corps", et à ce titre disposant de moi-même, je dispose de mon corps, car dire l'un, c'est dire l'autre. Mais les femmes ont dit, force d'un slogan,"Mon corps m'appartient", sans s'en rendre compte, qu'en voulant revendiquer par cette formule la libre disposition de leur corps, en ce que la propriété exclut les tiers, elle mettaient en réalité une distance entre elles-même et leur corps devenu un objet. Elle le rendait ainsi cessible. Car le propriétaire n'est pas dans un rapport tautologique avec l'objet dont il a la maîtrise, même dans la conception la plus absolutiste de la propriété privée. Les femmes cessaient d'être consubstantielles de leur corps, d'être l'intime absolu de leur corps. La grossesse comme prestation allait pouvoir être imaginée.

Une fois que l'on avait admis, et les femmes en premier, que le corps était en distance de la personne, que par ailleurs les progrès des greffes d'organes avait justifié que l'on segmente  le corps pour mieux en faire circuler ce qui présente de la valeur pour les tiers (les reins, les cornées, etc., plus tard les fonctions, les fonctions sexuelles, les fonctions reproductives, etc.), pour reprendre l'expression de Sylviane Agacinski le corps a commencé à tomber "en miette". Particulièrement celui des femmes.

Si l'on se souvient de la théorie du libéralisme économique, il y a aussi cette référence aux "miettes". L'idée est que l'enrichissement des uns est toujours profitable, même aux miséreux, car même si cela n'est pas immédiatement visible, à la fin, l'accroissement du gâteaux dont ils ne paraissent pourtant pas avoir leur part produit quelques "miettes" qui tomberont sur eux. Ici, les pauvres dont les organes vont leur être ôtés (qu'ils "donnent" un rein, ils pourraient garder l'autre, puisque Dame Nature leur a donné deux, et le don du premier leur permet de construire une jolie maison pour abriter leur 6 enfants) reçoivent des miettes en échange des miettes de leur corps. Certes, ils se décomposent de leur vivant.

Pourtant, dans le corps des femmes, il y a un élément très particulier : c'est l'enfant. C'est l'enfant qui vit dans le ventre de sa mère pendant 9 mois, qui en sortira pour voir le jour dans un événement unique qui est l'accouchement.

Actuellement des experts en Droit expliquent qu'il faudrait légaliser la pratique de la maternité de substitution en la pensant sur le modèle du "don d'organe" : l'enfant comme miette du corps de sa mère. L'on propose cela. Tandis qu' on se moque de ce qui serait l'archaïsme du Droit romain qui voyait dans l'enfant une part de la mère (pars mulieris) et qu'on condamne la cruauté du Code Noir qui affirmait que le propriétaire de l'esclave prêtée était propriétaire de l'enfant de celle-ci alors qu'elle avait été prêtée à un autre exploitant et engrossée pendant le temps de sa location hors du territoire du propriétaire ?

Plus encore, dans le cas qui apparaît aujourd'hui c'est ce "bout" très particulier sur lequel les magistrats vont devoir statuer : il est le lien entre la mère et l'enfant.

Car l'enfant n'est pas un organe, n'est pas une miette, c'est une personne. C'est une personne en lien avec la femme qui le porte. Et cette personne a pour nom : sa mère.

 

LE LIEN ENTRE L'ENFANT ET LA MÈRE QUI LE PORTE : LA QUESTION POSÉE A LA COUR

Comment un enfant arrive-t-il au monde ?

L'enfant est d'abord conçu.

L'enfant est conçu par amour ou non. Que le fait que l'amour existe ou non entre ses parents puissent avoir de l'influence sur son développement, oui. Que ce fait soit la condition de la conception et des conditions de la venue au monde de l'enfant, non.

L'enfant est conçu par volonté de l'engendrer ou non. Que ses parents désirent la venue de l'enfant ou que l'enfant arrive "par accident", l'enfant vient. Ce n'est pas le désir d'enfant qui fait venir l'enfant, ce n'est pas le projet d'enfant qui fait venir l'enfant. C'est la rencontre entre une gamète et un ovocyte. Que le désir d'enfant et le projet d'enfant aient une influence pour que par la suite l'enfant, y compris pendant la grossesse, l'accouchement et l'enfant, aient une influence sur le développement de l'enfant, c'est évident. Mais cela n'est pas la condition, non.

Puis, le fœtus se développe dans le ventre de la femme qui le porte.

 Pendant la grossesse,  les échanges entre le fœtus et la mère sont non seulement affectifs et psychologiques, échanges qui s'opèrent également avec d'autres personnes en cumul et souvent interaction, le plus souvent le père de l'enfant. Cela peut aller jusqu'à s'opérer par substitution avec un tiers, la mère acceptant de "s'effacer" par un déni organisé de grossesse, tandis qu'une autre personne vient en permanence près du ventre et parle à l'enfant, etc. pour prendre la place de la mère. Pourquoi pas.

Mais les échanges sont également physiques, les cellules étaient échangées d'une façon définitive de la mère à l'enfant, et de l'enfant à la mère. Aucune substitution ne peut avoir lieu à ce titre. Plus encore, les gênes sont eux-mêmes modifiées par des phénomènes épigénétiques, qui intègrent les environnements, y compris voire surtout traumatiques,  dans les codes génétiques.

Quand l'enfant "parait", pour reprendre cette si jolie expression, il vit déjà depuis longtemps, il est une personne, il a une histoire, des relations. Le considérer comme une sorte de "personne isolée", c'est lui aussi le réduire en miettes.

L'on sait que "couper le cordon ombilical" est un acte symbolique de rupture avec la mère, expression du lien physique entre les deux.

Oui, la question est "nouvelle.

Elle est nouvelle parce qu'on n'y avait pas pensé avant. Non pas parce qu'il s'agirait d'une question absurde ou si petite qu'on ne peut la voir à l’œil nue. Mais bien au contraire, parce qu'il s'agit d'une question si monumentale qu'il était difficile de la voir. Tant que le lien entre l'enfant et sa mère était incontestée, tant que la filiation entre la mère et l'enfant étaient acquis, la question ne se posait pas. Même lorsqu'une mère accouche sous X, affirmant ainsi qu'elle ne désire pas être mère, elle ne nie pas être mère. Mais aujourd'hui, les entreprises qui veulent établir le marché du matériel humain, marché pour lequel l'enfant, le joli bébé fait sur mesure est le joyau obtenu grâce à la pratique contractuelle des  maternité de substitution (dite GPA), affirment que les enfants sont portées par des "gestatrices" qui portent "l'enfant d'une autre", qui ne seraient donc pas même la mère de l'enfant. Il suffirait pour cela de mettre dans leur ventre, disponible et séparé d'elle-même puisqu'elles sont pauvres et "consentante", l'ovocyte d'une autre "donneuse" également consentante pour que l'enfant n'ait aucun lien avec elle. Alors, oui la question est "nouvelle".

Oui, la question est "sérieuse".

C'est la question même de la maternité, de l'enfant comme personne et non comme organe ou comme matière première. C'est la question de la filiation comme institution. C'est la question de la protection des femmes. C'est la question de la perspective d'un monde vers lequel nous pourrions entrer d'une industrialisation de l'humain, consommé par d'autres puis puissants, d'un Monde sans personne.

Oui, la question est nouvelle et sérieuse.

L'on pourrait dire qu'elle est dramatique. Infiniment dramatique.

Dans le vocabulaire juridique de la Question Prioritaire de Constitutionnalité, l'on dira qu'elle est "nouvelle et sérieuse".

 
 
 
1

Jean-Pierre Baud en fait une présentation critique dans son ouvrage Le droit de vie et de mort , 2001.

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