24 février 2013

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Le 26 janvier 2013, Christine Taubira affirme que le projet du "mariage pour tous" ne concerne pas le Code civil d'une façon essentielle

par Marie-Anne Frison-Roche

Dans le Journal du Dimanche du samedi 26 janvier 2013, la garde des Sceaux, Christine Taubira, défend le projet de loi sur "le mariage pour tous". Le Ministre affirme l'absence de difficulté car la filiation ne sera pas examinée. Si elle l'est par la suite, les nouvelles dispositions prendront place dans des lois ne modifiant pas le Code civil. Dès lors, la société ne serait pas concernée. Mais ce raisonnement n'est-il pas un paralogisme ?

Le plus simple et le plus honnête est de reprendre le texte même de l'interview donné par Madame le garde des Sceaux à Bruno Jeudi et Laurent Valdiguié. 

Ci-dessous, le texte de l'interview est reproduit en caractères noirs et en italiques. Mes commentaires sont visibles en caractères rouges.

L’examen du projet de loi sur le mariage pour tous commence mardi à l’Assemblée nationale. Jusqu’où allez-vous modifier le Code civil?
Nous raisonnons à partir du Code civil tel qu’il est. Nous n’en modifions pas les structures, et sur le droit qui définit la personne, celui qui fonde la naissance, le mariage, la filiation, la nationalité, rien n’est changé, aucune de ces grandes notions n’est modifiée. Le projet de loi donne simplement les mêmes droits et confère les mêmes devoirs aux couples homosexuels : les conditions du mariage sont inchangées, les modalités du mariage demeurent, les obligations et les droits nés du mariage restent identiques. Par exemple les engagements de secours, de respect, de fidélité et de résidence commune ne sont pas modifiés. Les principes de la filiation naturelle et adoptive sont inchangés. Mais le projet rend cette filiation adoptive accessible directement à tous les couples mariés, quel que soit leur sexe. Les textes actuels de la filiation adoptive qui ne mentionnent que les termes époux ou conjoint, trouveront à s’appliquer automatiquement dans leur rédaction actuelle sans que le projet de loi ait besoin de les changer, dès lors que leur bénéfice s’applique à tous les couples mariés sans mention de sexe.

"Nous n’en modifions pas les structures, et sur le droit qui définit la personne, celui qui fonde la naissance, le mariage, la filiation, la nationalité, rien n’est changé, aucune de ces grandes notions n’est modifiée.". 

Pour ma part, j'estime qu'on ne peut pas dire cela. La filiation supposait antérieurement une mère et un père. On peut poser politiquement et socologiquement qu'il convient de changer cela. Certes. Mais dire que supprimer cette dualité ne modifie pas les "structures" est inexact. Ce n'est pas parce qu'on ne touche pas à l'intendance technique du droit de la famille qu'on ne touche pas à la structure sociale (cf. travaux de Norbert Rouland, d'Alain Supiot). Que l'on pense que cela doit changer, l'on peut tout à fait le soutenir, oui (cf. travaux de nombreux sociologues), soit parce que la société a changé, soit parce qu'il faut changer la société. Mais dire que le "mariage pour tous" ne modifie pas la structure du droit de la famille et des personnes est inexact. 

Qu’est-ce qui changera concrètement dans le livret de famille?
Rien pour les couples hétérosexuels. Nous avons choisi de ne pas désexuer le livret de famille : y sera donc maintenue la référence au père et à la mère. Pour les couples homosexuels, les travaux sont en cours. Ce qui est certain, c’est que nous ne ferons pas comme aux Pays-Bas, nous ne retiendrons pas les termes de "parent 1" ou "parent 2". 

Cela revient à ne pas répondre sur une question essentielle. S'il doit y avoir égalité, on ne sait quelle solution technique doit être retenue, puisque les mères pourraient continuer d'être désignées juridiquement mères et les pères d'être désignés juridiquement pères. On ne sait pas comment bilatéraliser à partir d'une "structure" père/mère, si l'on renonce à balayer celle-ci. Il faut choisir si l'on veut faire un changement de société et ne pas rester au-milieu du gué, le vieux monde pour les hétérosexuels, le nouveau monde pour les homosexuels. 

Comparez-vous toujours le mariage pour tous à une "réforme de civilisation"? 
J’ai employé ces termes en reprenant l’expression utilisée dans la question. Pour moi, une civilisation a des fondements et des principes. Parmi eux figure celui de l’égalité. Ce projet de réforme pour tous corrige une situation d’inégalité flagrante. En ce sens, on peut parler d’une réforme de société.

«Nous ne voulons pas désexuer le livret de famille»

Il faudrait savoir si le droit reste inchangé ou si nous avons affaire à une "réforme de civilisation". Il paraît difficile, alors que le Code civil est la "constitution civile" du peuple français (J. Carbonnier, in Les lieux de mémoire") de dire en même temps que le Code civil qui comprend tout le droit de la famille n'est pas affecté dans ses structures et son droit et en même temps que le projet de droit est une réforme de civilisation. Si c'est une réforme de civlisation, il faut alors la porter comme telle, et assumer le fait que le Code civil est réécrit, sur de nouvelles bases.

En outre, si le principe fondamental du nouveau droit qui se mettrait en place est le principe d'égalité entre les personnes, le droit de la famille change effectivement de fondement. La famille, et l'Etat qui la structure, serait un distributeur et un garant de "droits", droits subjectifs que chacun peut revendiquer.

Pourquoi pas. Dans une telle perspective de droits subjectifs (droit au mariage, droit à l'enfant), alors nous avons changé de civlisation, effectivement : le droit objectif doit veiller à ce que les individus puissent revendiquer effectivement leurs prérogatives. De fait, il convient d'être puissant.

 

Le trouble est profond dans le pays. Comprenez-vous les arguments des défenseurs de la famille traditionnelle?
Je les entends et je reconnais que cette question provoque un vaste débat. Notre démarche n’a rien d’hostile à la famille. Au contraire, nous prenons en compte une réalité sociale et humaine. Il y a dans ce pays des familles avec un papa et une maman, ou seulement un papa, d’autres avec seulement une maman et encore des familles homoparentales. La France tente de tracer depuis quarante ans une ligne de justice qui a fait progresser le statut des enfants. La situation actuelle entretient des situations flagrantes d’inégalité. Ce texte va protéger les familles, toutes les familles. Ce texte protégera les droits des enfants.

Acceptons-en l'augure. Jean Carbonnier avait conçu le nouveau droit de la famille non pas autour des "droits des enfants" mais autour de "l'intérêt de l'enfant", ce qui est différent. 

En outre, aucun fait n'est avancé pour montrer en quoi l'intérêt des enfants va être plus protégé. 

Combien de personnes seront concernées par ce mariage pour tous? 
Il est difficile de donner des chiffres. Selon que l’on observe les chiffres de l’Ined qui sont anciens ou ceux des associations, on parle de plusieurs milliers de familles homoparentales ou de centaines de milliers d’enfants vivant dans des familles homoparentales. En Espagne, on a recensé plus de 12.800 mariages et 240 divorces depuis l’instauration du mariage de couples homosexuels en 2005.

Soit la question du mariage homosexuel ne touche pas les structures de la société, la façon dont une personne peut imposer sa volonté, son désir, son accord avec un autre, pour obtenir la reconnaissance par tous de cette réalité (cf. travaux critiques d'Alain Supiot ; travaux approbateurs des économistes), et alors les chiffres ont une importante. Or, très peu de familles sont concernées par le nouveau texte. Dans les pays qui ont déjà adopté le mariage homosexuels, peu se sont mariés. Donc, c'est une affaire de peu d'importance. Pourquoi tant s'énerver ?

Soit la question concerne la structure de la société. Dans ce cas, peu importe que, concrètement, peu de personnes soient concernées, que peu de personnes se marient par la suite. Ce serait les structures sociales qui seraient en jeu. S'il s'agit bien d'un "changement de civilisation", comme le dit le garde des Sceaux, alors il s'agit bien d'un enjeu de principe. 

On ne peut sans se contredire défendre un texte en disant en même temps qu'on ne peut l'attaquer parce qu'il n'a pas beaucoup de portée (peu de mariages en perspective) et qu'il s'agit d'un progrès de civilisation qui mérite tout soutien puisque celui qui y est opposé devient de ce fait réactionnaire. Il y a contradiction dans l'argumentation. 

Le gouvernement veut inscrire l’autorisation de la procréation médicalement assistée (PMA) dans un projet de loi sur la famille. On repousse le problème à plus tard? 
La PMA n’a jamais été dans le projet de loi sur le mariage adopté en Conseil des ministres le 7 novembre. Entre-temps, les députés socialistes ont voté sur ce principe de la PMA puis ont décidé de renoncer à leur amendement suite à l’engagement du Premier ministre. Personnellement, je n’ai jamais changé de position : la PMA relève d’autres textes que le seul Code civil.

Qu'est-ce que le Code civil ? Le Code civil est unique en son genre, parce qu'il est la "Constitution civile" de la France (Carbonnier). En son sein, est inscrit les dispositions fondamentales du droit de la famille : mariage, divorce, filiation, décès, succession. C'est le coeur du coeur.

Il n'est pas possible de dire que la façon de faire les enfants, ce qui relève de la filiation (la bioéthique est visée par l'article 16 du Code civil) relève d'autres textes et qu'aucun le Code civil "n'est pas concerné" par la question.

On ne peut pas ainsi scinder artificiellement Code civil, filiation et façon d'avoir des enfants rattachés à soi par un lien. 

Si des maires refusent de marier des couples gays, quelles sanctions risqueront-ils?
Franchement, je crois au sens républicain des maires. J’ai entendu également les préoccupations de l’Association des maires de France en recevant son président, monsieur le député Jacques Pélissard, accompagné des membres du bureau de l’AMF. Je préfère prendre le pari que les maires, porteurs, du fait de leurs fonctions, de la légalité feront prévaloir l’esprit républicain et appliqueront la loi commune.

L’opposition déplore un débat bâclé et redoute une discussion au Parlement à marche forcée… 
Faux. J’ai largement reçu à la Chancellerie, avec la ministre déléguée à la Famille, Dominique Bertinotti. Peu de projets de loi auront fait comme celui-ci l’objet d’un débat public aussi large. J’ai du respect pour l’opposition. Mais elle serait plus crédible si ses représentants avaient été plus assidus – à l’exception de quelques-uns – aux auditions et réunions des commissions parlementaires. Je rappelle que le gouvernement et le Parlement ont prévu un débat à l’Assemblée pendant deux semaines, week-ends compris.

Recourir au référendum ne serait-il pas plus simple? 
Il y a eu de grandes et belles réformes adoptées dans ce pays sans qu’on passe par le référendum. Je pense à l’abolition de la peine de mort. La démocratie parlementaire est tout aussi respectable. Les questions de société ne se prêtent pas au référendum. Si on se met à donner des coups de canif dans la Constitution pour plaire aux uns et aux autres, je ne sais plus dans quel pays on vit.

"dans quel pays on vit" ? Dans un Etat de droit, dans lequel les questions de droit constitutionnel peuvent être discutés, notamment dans la perspective du droit constitutionnel. De nombreux professeurs de droit se sont exprimés sur ce point, dans un sens ou dans un autre. La question reste donc ouverte. 

Que pensez-vous des parlementaires de l’opposition qui ont manifesté mercredi devant l’Élysée? 
Nous avons la chance de vivre dans un pays où les espaces de débat sont très nombreux. Ici, l’opposition n’est pas muselée, le Parlement est libre, ne sombrons pas dans la caricature.

Et ceux qui vont manifester à [l’appel des partisans du mariage pour tous->http://www.lejdd.fr/Societe/Actualite/Derniere-marche-avant-la-loi-588234], vous approuvez? 
Les ministres sont aussi des citoyens. Ils bataillent aussi au sein du Parlement. C’est leur place.

Bruno Jeudy et Laurent Valdiguié - Le Journal du Dimanche

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