26 juin 2010

Conférences

Prise de parole : conférence

Conclusion, in, "L'avocat et la mondialisation"

par Marie-Anne Frison-Roche

Référence complète : FRISON-ROCHE, Marie-Anne, Conclusion, in L’avocat et la mondialisation, Union Internationale des Avocats, 26 juin 2010.

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La mondialisation peut apparaître comme un danger pour l’avocat, si on lie mondialisation et marché, puisque le marché est présenté comme détruisant les valeurs morales qu’incarne et défend l’avocat. Mais c’est là une erreur de perspective car ce sont avant tout les États que la mondialisation a mis à mal. Or, l’avocat est celui qui a pour fonction structurelle de lutter contre l’État qui pourrait devenir totalitaire et en cela, la mondialisation n’est pas un danger pour lui. Plus encore, la loyauté et la confiance inspirée sont des valeurs économiques que le marché reconnait, l’avocat, regroupé en profession structurée et mondialisée, étant alors un tiers de confiance, précieux pour le marché, précisément parce que il n’abandonne en rien sa tache essentielle et de nature morale de défense des droits fondamentaux et des intérêts des faibles.

 

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Conclusion :

A écouter chacune des passionnantes interventions de tous vos confrères, Monsieur le Président, il en résulte quelques observations convergentes. La première apparaît des plus décourageantes : à vous entendre, Mesdames et Messieurs les Avocats, vous êtes "perdus", subissez une « double peine », voire "êtes tués » par la mondialisation !  En tout cas, vous avez tous souligné que la mondialisation remettait en cause l'identité de l'avocat, parce que l'avocat lui même exprime la culture de son pays et que la globalisation remet en cause les racines culturelles de chacun.

Après cet arrière-plan très sombre, où il apparaît que la globalisation, dont chacun a pris acte, est une réalité, constitue effectivement un "danger" parce que celle-ci est totalement associée au marché et que l'avocat ne veut pas avoir pour identité celle d'être un homme de marché.

Mais, prenons, tout en vous écoutant, la perspective d'un autre point de vue et voyons tout d'abord en quoi, précisément, l'avocat est adéquat à la mondialisation, parce que celle-ci a chassé les Etats et que justement l'avocat n'est pas non plus l'homme de l'Etat. Il s'agit certes d'une raison négative, mais les raisons négatives sont les plus fortes. En second lieu, d'une façon positive, l'avocat est adéquat à la mondialisation parce que le marché fonctionne sur un instrument qui est le contrat, îlot normatif à l'intérieur duquel l'avocat se meut et auquel le juge s'associe, la mondialisation s'étend, accompagnée de mise en place de juges mondiaux, le juge et l'avocat, vieux couple inséparable, monogamique et difficile, mais fondant cette famille judiciaire que sans cesse chacun d’entre vous avez appelée de vos vœux.

Je reprends la première perspective, c'est-à-dire d'un avocat adéquat à la mondialisation, parce que celle-ci a chassé les Etats. Or, il ne faut jamais oublier que l'avocat, comme plusieurs fois vous avez dit qu'il fallait remettre sur le métier la recherche de sa définition, était précieux parce qu'il était celui qui est fait pour être l'ennemi de l'Etat au sein des sociétés. Cela a été démontré par Lucien Karpik. Cela n'est pas vrai pour le marché, qui s'arrange très bien d'un Etat fort, voire totalitaire.

L'intervenant espagnol a insisté sur le fait que l'avocat, parce qu'il est celui qui porte l'Etat de droit, cette épine que l'Etat a la vertu de se mettre lui-même dans le pied, est avant tout un citoyen et l'orateur en a appelé à "l'héroïsme civil", vertu que le marché ne connaît pas.

Ainsi, dans un monde sans frontière, alors que les Etats ne peuvent développer leur puissance qu'en s'appuyant sur les béquilles que sont les frontières, l'avocat devient d'autant plus adéquat qu'il n'est en rien l'homme de l'Etat. Mais, puisque la globalisation transforme le monde en un vaste marché, la mondialisation transforme-t-elle l'avocat en un « homme de marché », le faisant passer de charybde en Sylla, comme le pense les autorités de concurrence.

Sans cesse, vous avez évoqué les rapports entre l'avocat et le marché et votre collègue nord-américaine a bien montré que le droit représente une valeur, un bien, un service, que la technologie propage, tandis que les régulateurs financiers, aussi bien nord-américains qu'anglais ne voient aucun obstacle à l'entrée de personnes qui ne sont pas avocats dans le capital des cabinets d'avocats.

C'est alors, et chacun y a été sensible, une sorte de cris de désespoir, aussi bien de votre confère du Maroc que de celui des pays subsahariens, car le marché peut se concevoir lorsqu'il se joue à armes égales, mais ils ont décrit comment les cabinets d'avocats occidentaux, aussi bien européens que nord-américains, déléguaient les basses œuvres à la « voltaille » locale du droit, car le marché ne préserve pas les pays faibles.

La solution serait-elle dans le protectionnisme, c'est-à-dire le refus du libre échange, et quelques propos ont été tenus contre l'Organisation Mondiale du Commerce. Mais tout d'abord, ne faut-il pas dire que le marché du droit, et en cela il ressemble particulièrement au marché des services financiers, est un marché de la notoriété et de la confiance. Il faut des mécanismes qui évitent les conflits d'intérêts. Sont requis des processus d'agrément des personnes qui entrent dans les professions et à ce titre on comprend mal pourquoi ce sont les universités et non les ordres professionnels qui opèrent ce contrôle et organisent ce filtre. En effet, si l'on suit les réflexions actuelles en matières financières et bancaires, c'est vers des mécanismes d'agrément et d'accréditation que des solutions sont recherchées.

En effet, comme l'a parfaitement exprimé le Premier Président Guy Canivet, la prestation de l'avocat, comme celle du juge est tout à la fois un service de marché et quelque chose au-delà de cette simple nature. C'est pourquoi, ce que ne comprend pas la Commission Européenne, qui ne raisonne qu'en terme de « Saint-Marché », il faut penser en terme de marché régulé.

Les marchés régulés sont des secteurs qui ne peuvent établir et maintenir des équilibres entre le principe de concurrence et un autre principe, par exemple la confiance dans le service public. Ces secteurs, si techniques soient-ils, sont confiés à la supervision permanente d'un régulateur. Je crois que les ordres des avocats, loin d'être un vieux souvenir qui perdure, rêve qu'on caresse et tente de sauver de la modernité, est tout au contraire l'avenir d'une organisation économique dans laquelle les Etats sont impuissants et où des régulateurs, internalisés au secteur, les supervisent en permanence, en contrôlent les entrées, y exercent un pouvoir disciplinaires fort, se mettent en réseaux européens et mondiaux. Vous en êtes, par votre Union Internationale, l'exemple même.

Cela renvoie à ce que le professeur Alain Supiot a désigné comme la reféodalisation de la société, qui fonctionne sans Etat, avec des réseaux et des accords de protection, sans frontières nettement définies. Dans un tel système, la normativité unilatérale de l'Etat moderne n'a guère plus cours et comme le soulignait votre confrère nord-américaine, c'est d'un brassage de  best practicies que finit par sortir la norme. Cela renvoie à des conceptions de la régulation économique, par exemple celle du professeur Julia Blake de la London School of Economics, qui a montré que le milieu, ici la profession, dans une situation "conversationnelle", les professionnels ne cessant de se voir et parlé entré, en confiance, alors même qu'une structure interne et centrale exerce sur eux un pouvoir de surveillance et de sanction.

Dans une seconde perspective, et d'une façon donc de plus en plus positive, l'avocat est adéquat à la mondialisation parce que le contrat et le juge sont, avec les biens, les deux piliers du marché, et que l'avocat est étroitement lié à l'un et à l'autre.

tout d'abord le juge. Le juge, même s'il est dans un système de civil law , n'est pas un fonctionnaire et il est un peu exagéré d'affirmer, comme cela le fut tout à l'heure, que le monde, par l'écroulement des Etats, est devenu un Far West. En effet, sans même parler des arbitres internationaux, il existe des juges mondiaux, le CERDI, au sein de la banque mondiale ou l'Organe de Règlement des Différents (ORD) au sein de l’OMC. L'examen de la jurisprudence de l'ORD montre que, tout d'abord que la charge financière des litiges ne pèse pas sur les petits pays car c'est l'OMC elle-même qui en assume le coût. Le plus souvent, l'affrontement a lieu entre l'Europe et les Etats-Unis, les autres pays s'agrégeant à ces deux champions processuels.

Plus encore, ce sont les Etats-Unis qui perdent le contentieux et beaucoup de procès très importants sur des matières premières, par exemple le contentieux du coton, ont été gagnés par de petits pays.

Or, l'avocat n'est pas l'auxiliaire de l'Etat : il est l'auxiliaire du juge. C'est pourquoi vous avez tous insisté sur ce point, il est essentiel d'accroître la force de la "famille judiciaire" et votre confrère anglais a regretté que l'espace judiciaire européen soit limité aux juges, sans y inclure les avocats.
Cette famille judiciaire doit avoir pour fonction de formuler des standards (comme on le retrouve dans les marchés régulés bancaires, environnementaux, financiers, etc. et votre collègue nord-américaine a insisté sur ce point. Votre collègue marocain ayant montré le rôle que joue en la matière votre congrès de Fez, votre confrère italien, ayant développé l'importance de votre réunion à Rome et chacun attendant désormais votre convergence prochaine à Istanbul !

L'enjeu est tout à la fois de constituer un socle commun à cette famille judiciaire, non seulement commun entre les juges et les avocats mais encore commun entre les différents pays. Mais il ne faut pas oublier, comme votre confrère italien l'a dit dès la présentation générale qu'il a faite, qu'il faut préserver les racines culturelles du droit et, s'il l'on se réfère à l'école allemande dite "Ecole historique du droit" son plus célèbre représentant soulignait que le droit est l'esprit des peuples. Si nous voulons que les peuples, eux aussi "perdus" dans la mondialisation, retrouvent des repères et un sens, il faut que le droit continue à exprimer cet esprit et conserve les racines profondes dont il est issu. Ainsi, une balance très délicate à opérer doit être préservée entre socle commun et diversité culturelle.

Enfin, cette famille judiciaire doit tenir compte du fait qu'il existe des grands cabinets d'avocats mais aussi de petits cabinets d'avocats, et qu'il faut préserver et favoriser l'essor des uns et des autres. Le rôle de la technologie, que le marché porte, ce pourquoi l'avocat ne doit pas craindre le marché, ce qu'a parfaitement démontré votre confère nord-américain, doit permettre, par capillarité, aux petites structures de bénéficier d'un système, notamment documentaire, mais aussi d'envoi de pièces de procédures etc., d'être dans la même cour que les grands.

Laissons là le juge pour prendre enfin l'instrument du contrat. Le contrat est, sur un marché ordinaire, l'outil de l'autorégulation de celui-ci. Or, cela fut rappelé avec force par chacun, mais sans doute votre confrère Jean-Marie Burguburu le dît avec plus de vigueur encore, l'avocat qui rédige un contrat ne diffère pas de celui qui plaide : l’avocat à l'intérieur du contrat ne change pas de nature, il est toujours "à la Cour". Nous avons là, et chacun le sait, un gap entre les systèmes, notamment en ce qui concerne les règles sur le blanchiment d'argent et la déclaration de soupçons.

Cela tient sans doute au fait que le droit de la concurrence ne peut pas comprendre ce qu'est un avocat et vous avez bien raison de dire que l'on ne peut pas faire l'économie de se demander ce qu'est ce personnage. En effet, le droit de la concurrence est une branche du système juridique qui n'est pas né du droit mais de l'économie. Or, grâce à la monnaie, sur un marché, les biens deviennent interchangeables. Comme par exemple l'a dit Marx, on peut échanger un chevreuil contre deux lapins, car ils peuvent, par la quantification que permet la monnaie, être les uns et les autres réduits à des nombres et ainsi offerts, demandés, vendus et achetés. On voit donc que le marché, par nature, du fait de la monnaie, neutralise la chose, pour mieux la transformer en bien, puisque le bien se définit juridiquement comme une chose devenant apte à rentrer sur un marché.

Ainsi, pour le droit du marché, la substance du service juridique n'est rien ; il s'agit simplement d'une prestation évaluable, offerte et effectivement négociée et achetée. Il ne s'agit pas de contre-sens ni de mauvaise volonté. C'est bien pire et plus profond que cela. C'est un vice profond de raisonnement puisque c'est la base disciplinaire qui implique ce que nous vivons aujourd'hui.
Que faire alors ? Il faut récuser, et vous n'avez cessé de le faire, cette neutralisation de ce que fait l'avocat, l'avocat n'est pas un personne neutre ; l'avocat a une identité. Le terme est revenu sans cesse. Mais reconnaître la spécificité d'une personne sur la marché, la réalité intrinsèque sur un marché, c'est quitter le droit de la concurrence pour rentrer dans le droit de la régulation. Or, la Commission Européenne est une autorité de concurrence. Si elle le faisait, elle se condamnerait elle même institutionnellement, donc elle ne peut le faire.

Ma conclusion reprendra un propos tenu tout au début de votre si intéressante manifestation par votre confrère anglais, à propos du privilège dont jouit l'avocat, notamment le secret professionnel, le privilège n'est pas un droit. Cela m'a fait penser à la thèse qu'Emmanuel Gaillard, mon collègue et votre confrère, a consacrée à la notion de pouvoir en droit. Il y démontre que le droit est une puissance que l'on exerce pour soi, alors que le pouvoir est une puissance que l'on exerce pour autrui. Cela correspond exactement à ce que vous avez dit à propos de la notion de privilège, le privilège que l'avocat exerce est pour autrui, à savoir, son client.

Bien plus encore, votre confrère espagnol a démontré que l'avocat n'était puissant que parce qu'il avait la charge de défendre les droits fondamentaux, car aujourd'hui, les puissances sont des poids. nous sommes à un moment que le doyen Carbonnier a désigné comme celui où les règles juridiques sont "pulvérisées" en droit subjectif, les droits fondamentaux, notamment à l'image de l'Allemagne, ayant entrainé une subjectivisation des systèmes juridiques.

Ainsi, comme le soulignait l'orateur, plus les droits fondamentaux seront le socle des systèmes et plus les avocats auront des privilèges c'est-à-dire des puissances pour autrui, donc n'ont pas des droits mais des charges.
Pour mieux nous en convaincre, votre collègue espagnol a cité Spinoza, qui affirmait que nous étions faits pour nos semblables. Permettez-moi, et pour finir, une citation miroir d'un grand philosophe français, qui portait Spinoza dans son cœur, à savoir Gilles Deleuze, qui affirmait qu'il n'aurait pas dû être philosophe. Il écrivait qu'il aurait aimé être juge, car il aurait pu ainsi faire le juste au cas par cas, dossier après dossier. L'on pourrait dire qu'il aurait pu aussi être avocat, personne qui défend le juste, par casuistique, dossier après dossier, ce couple du juge et de l'avocat, ces deux là qui doivent travailler main dans la main dans la famille judiciaire, aiguillonnés par la mondialisation.

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