April 6, 2018

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Les deux Europes se rapprochent : la CEDH va pouvoir être saisie par les juridictions françaises pour avis

by Marie-Anne Frison-Roche

Le Protocole n°16 de la Convention européenne des Droits de l'Homme vient de bénéficier de la Loi du 3 avril 2018.

 

Par cette loi du 3 avril autorisant la ratification du protocole n°16 à la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, le Droit français va être modifié. Cela va rapprocher la procédure entre les juridictions françaises et d'une part la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) tel que le Protocole n°16 de la Convention européenne des droits de l'Homme l'organise et d'autre part la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), tel que l'article 267 du Traité de fonctionnement de l'Union l'organise!footnote-1148, même si des différences demeurent entre les deux (I).

 

Mais en cela, ce qu'il convient encore d'appeler les "deux Europes" se rapprochent et il faut grandement s'en réjouir car l'un des plus grands enjeux européens et de réunifier l'Europe des personnes et l'Europe de l'économie, de mettre la personne au cœur de l'économie. C'est ce qu'il convient de désigner comme "l'Europe de la Compliance" (II).

 

Lire ci-dessous.

 

1

v. par ex. les recommandations faire par la Cour aux juridictions nationales pour l'exercice de la procédure de question préjudicielle.

 

I. DEUX PROCÉDURES POUR AVIS À LA DISPOSITION DES JURIDICTIONS NATIONALES VERS LA CEDH, COMME VERS LA CJUE

La loi du 3 avril 2018 autorise la ratification du protocole n°16 qui met en place une procédure pour avis qui fait permettre aux "plus hautes juridictions nationales" de consulter la CEDH (A). Cela ressemble à la procédure de question préjudicielle par laquelle les juridictions nationales peuvent saisir la CJUE, mais en diffère par certains points (B).

 

A LE MÉCANISME POUR AVIS QUI VA ÊTRE INSÉRÉ DANS LE DROIT FRANÇAIS DE CONSULTATION DE LA CEDH

Le protocole prévoit que les hautes juridictions de l’État signataires de la Convention européenne des droits de l'Homme ont le pouvoir d'adresser à la Cour européenne des droits de l'Homme des demande motivées et accompagnées des éléments factuels et juridiques, d'avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles, lorsqu'une telle question de principe apparaît dans une affaire qui se déroule devant elles.
 
La procédure devant la CEDH est en deux temps. Dans un premier temps, un collège de 5 juges au sein de la Grande Chambre se réunit pour apprécier l'acceptabilité de la demande. En le motivant, il peut refuser l'examen de la demande. Si ce collège accepte la demande d'avis, la Grande Chambre rend l'avis. Dans les deux formations, siège le juge élu au titre de l’État qui a formé la demande d'avis. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe et l’État
dont relève la juridiction qui a procédé à la demande ont le droit de présenter des observations écrites et de prendre part aux audiences. Le Président de la Cour peut,
dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, inviter tout autre État signataire ou toute autre personne à faire de même.
 
Les avis consultatifs sont motivés, publiés et peuvent contenir des opinions séparées de juges.
Ils ne sont pas contraignants.
 
 
 

B. RESSEMBLANCE ET SPÉCIFICITÉ DE LA PROCÉDURE DE CONSULTATION DE LA CEDH PAR RAPPORT À LA QUESTION PRÉJUDICIELLE DEVANT LA CJUE

La ressemblance est majeure : désormais, les "hautes juridictions", c'est-à-dire la Cour de cassation, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel vont pouvoir se tourner vers la CEDH lorsqu'une question de principe se pose sur le sens à donner à la Convention européenne des droits de l'Homme qui s'applique au cas sur lequel une décision doit être rendue.

Certes, il existe des différences entre les deux procédures par lesquelles les juridictions se tournent vers les deux juridictions européennes.

En effet, lorsque la Cour de Justice rend un arrêt qui interprète le Droit de l'Union européenne, cette interprétation a un effet obligatoire, alors que l'avis rendu par la CEDH ne le sera pas.

En outre, en droit français, tout juge peut former une question préjudicielle et demander à la Cour de justice de formuler une interprétation de Droit de l'Union, pouvoir d'interprétation dont celle-ci a l'apanage, tandis que le pouvoir de demander un avis sera dans les seules mains des "hautes juridictions françaises".

Mais ces différences sont toutes relatives. En effet, la théorie de l'acte clair permet aux juridictions nationales d'être aussi source d'interprétation du Droit de l'Union européenne, puisqu'elles en sont de jure les gardiens. Et les discours, voire la théorie, sur le "dialogue des juges" permettent aux juridictions nationales et européennes de fonctionner en cercle plutôt qu'en ligne hiérarchique.

D'ailleurs, les arrêts de la CEDH ont une autorité absolue sur le Droit des États signataires et l'on finit par ne plus voir de différence, non seulement en fait mais encore en droit, entre l'obligation pour un système juridique d'un État-membre de l'Union de respecter l'interprétation émise par la Cour de justice à la suite d'une question préjudicielle et l'obligation pour ce même système juridique du même État signataire de la Convention européenne des droits de l'homme qui considère un arrêt rendu par la CEDH portant sur une question de droit se posant dans des termes analogues à ceux dont ses juridictions nationales ont à connaître.

Il suffit de se référer au cas EADS, par exemple.

Dès lors, autant se référer directement à la source : la Cour européenne des droits de l'Homme pour savoir ce qu'elle pense être la bonne interprétation de la Convention. Par une demande motivée. Et lorsque l'avis aura été rendu, et motivé, alors il sera de fait suivi. Parce qu'il fera "autorité".

Mais pourquoi vouloir ainsi unifier, et plus encore qu'il n'y paraît, l'Europe, et ceux au profit de l'Europe ? Alors que la Cour de justice, qui défend l'Europe marchande, et la CEDH, qui défend les droits humains, paraissent éloignées ?

C'est justement parce que d'une façon substantielle elles se rapprochent et qu'il faut tout faire pour qu'elles le fassent plus encore.

 

 

II. LA CONSTRUCTION SUBSTANTIELLE D'UNE EUROPE UNIFIÉE VERS UNE ÉCONOMIE DONT LA PERSONNE EST AU CENTRE

Cette évolution procédurale traduit et accompagne une évolution substantielle : la diminution de cette construction de deux Europes distinctes, l'une pour l'économie et l'autre pour l'être humain, pour ouvrir sur une Europe où le Marché ne s'oppose pas à la Personne (A). C'est ce que traduit cette procédure qui mène désormais d'une façon analogue les juges français vers la CEDH comme ils les mènent vers la CJUE. Mais il faut aller plus loin, vers une seule Europe, qui trouve précisément sa marque en ce qu'elle doit être un espace économique qui soit construit autour de la Personne. C'est tout l'enjeu d'une "Europe de la Compliance" (B).

 

A. LE RAPPROCHEMENT DE L'EUROPE ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE ET DE L'EUROPE DES ÊTRES HUMAINS

Il fût un temps où il y avait nettement "deux Europes" : l'Europe de l'économie et de la finance, construite à partir du marché intérieur, de l'Union et de la Zone monétaire commune. L'énergie en était le sous-jacent, l'environnement en était le contexte. L'être humain en était l'heureux bénéficiaire, en tant qu'il est consommateur  grâce aux trois libertés fondatrices (liberté de circulation des personnes, des marchandise et des capitaux) il pourrait bénéficier de l'innovation et des prix ajustés pour des produits et prestations de qualité.

Certes, le projet politique qui justifia la création de l'Europe est l'impossibilité de guerre entre les peuples du continent européen. Mais l'idée était qu'après cette première marche triviale, viendraient les institutions et la flamme politique.

Elle ne vient guère. Les États et les peuples ont tant de mal, la main invisible du marché ne préfigurant toujours pas la fraternité politique.

Mais les deux Europes se rapprochent de multiples façons. Un peu par les textes, beaucoup par les Cours.

Et avant tout par la Cour de Justice. A tel point que l'on songea à lui conférer le prix Nobel de la Paix.

La Cour de Justice de l'Union européenne a reconnu, et donc établi, comme principes fondamentaux de l'Union européenne - dont elle s'est ainsi instituée gardienne - les garanties fondamentales de procédure dont le sens est la protection des personnes en cause. Puis, elle a fondé des décisions essentielles sur l'idée que l'Union européenne se définit comme un État de Droit!footnote-1149. C'est à ce titre que l'arrêt, rendu sur la question préjudicielle, du 6 octobre 2015, est exemplaire en tant qu'il interpréta comme contraire au Droit de l'Union européenne le transfert des données personnelles des internautes européens vers les États-Unis, puisque portant atteints à leurs droits fondamentaux!footnote-1150.

De la même façon, la considération de la personne est de plus en plus forte en matière de marché.

Mais c'est encore le plus souvent sous l'angle processuel, c'est-à-dire à travers l'exigence de la présence d'un tribunal qui contrôle l'exercice que les Régulateurs ou l'administrateur, voire les organes sociétaires d'une entreprise cruciale, font de leur pouvoir sur le marché. L'article 6 de la Convention est à ce titre l'un des articles les plus connus et les plus utilisés par les opérateurs économiques en Droit de la Régulation.

Mais il convient d'aller plus loin, et l'ouverture d'une telle procédure y convient.

En effet, il convient de faire en sorte que par le Droit se construise un nouvel espace où le principe serait un libéralisme économique, mais au centre sera la Personne.

 

B. LE PROJET SUBSTANTIEL D'UNE EUROPE ÉCONOMIQUE OU LA PERSONNE EST AU CENTRE

Cette Europe-là, dans laquelle l'opposition entre le dynamisme économique et financier d'une part, les droits fondamentaux des êtres humains, institués comme personne, ne s'opposent pas, mais s'articulent et se construisent l'un par l'autre, c'est le Droit de la Compliance qui va le construire.

C'est pour cela que le Président Koen Leanerts a prononcé la conférence inaugurale du cycle de conférence Pour une Europe de la Compliance.

Il convient maintenant d'aider les juridictions dans cette tâche.

 

 

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1

V. dans ce sens Lenearts, K, Le rôle du juge et de la Cour de Justice dans la construction de l'Europe de la Compliance, à paraître.

2

Sur cette question, v. Frison-Roche, M.-A., Les conséquences régulatoires d'un monde repensé à partir de la notion de "donnée", 2017.

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