Feb. 27, 2016

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FACE AU FAIT DES MATERNITES DE SUBSTITUTION (GPA), QUE PEUT ET DOIT FAIRE LE JUGE?

by Marie-Anne Frison-Roche

Ce working paper sert de base à un article paru ultérieurement dans les Cahiers de la justice (Dalloz), dans un numéro consacré à la GPA.

La maternité de substitution (GPA) est une pratique. On peut, voire on doit, avoir une opinion à son propos. Pour ma part, j'y suis radicalement et définitivement hostile. Mais ce n'est pas l'objet de cette contribution que de défendre cette position. Puisqu'il s'agit d'un article d'introduction dans une publication plus particulièrement destinée à des magistrats, la perspective ici prise est  celle du Juge, et la question posée est celle de savoir, si face à cette pratique, il peut techniquement faire quelque chose et s'il doit faire quelque chose au regard de son "office". Le thème de la GPA constitue un cas particulièrement net d'une question plus générale, de savoir s'il est même possible pour le Droit de faire encore "quelque chose" face à des phénomènes qui, technologiquement, économiquement, sociologiquement, semblent aujourd'hui "dépasser" le Droit. Le Droit serait-il donc désormais l'inférieur du Fait ? Peut-être. Autant le savoir. En tout cas, il faut y réfléchir. La GPA en est une bonne "épreuve", au sens probatoire du terme.

Les juges sont pris à partie, mais on ne peut reprocher au juge français de rendre des décisions en matière de GPA, puisque des justiciables portent des causes à trancher, que c'est leur office de le faire et qu'ils doivent le faire en application des règles de droit applicables, y compris les règles européennes, telles interprétées par la CEDH (I).

Dans son office, le juge a pour fonction de reprendre les solutions techniques, cela et pas plus, mais il peut aussi exprimer à travers la technique de motivation exprimer ce qui est la fonction même du Droit, à savoir la protection de la dignité des personnes, ici le cœur même de la question, comme l'exprima le 14 septembre 2015 le Tribunal Fédéral Suisse (II).

La maternité de substitution (appelée souvent "Gestation pour autrui" ou désignée par ce seul sigle  "GPA" !footnote-457) est une pratique. Elle consiste pour un couple ou une personne seule à se mettre d’accord avec une femme pour que celle-ci devienne enceinte et remette à la naissance l’enfant à celui ou à ceux qui ont désiré sa venue au monde afin que cet enfant soit rattaché aux premiers par un lien juridique de filiation. Les modalités peuvent être diverses!footnote-458 mais l’objet de l’accord, sa cause finale, est celui-là.

On débat autour de cette pratique, soit pour la décrier et demander au Droit d’utiliser sa force pour s’opposer à la puissance de fait de cette pratique contraire à la dignité des personnes puisqu'elle consiste à utiliser la femme comme simple moyen (la "porteuse") et à "céder" l'enfant, soit pour l’approuver et demander au Droit d’accompagner cette pratique entre personnes consentantes ajustant leurs volontés dans un espace privé s’épanouissant dans un monde ouvert et globalisé .

On la décrit parfois comme une pratique essentiellement sociale puisqu'il s'agit de concrétiser un désir d'enfant dont la naissance au foyer de ceux qui l'aiment par avance couronne l'amour du couple. On la décrit aussi comme une pratique principalement médicale, la GPA étant présentée comme le traitement de l'infertilité, le terme "infertilité" remplaçant celui de "stérilité", situation qui englobe toutes les hypothèses de personnes qui ne "peuvent pas" avoir d'enfants "naturellement", comme les couples homosexuels, mais aussi les personnes seules ou devenues trop âgées. On la décrit encore comme une opération économique, puisqu'il y a échange entre une prestation, transmission d'un enfant ou d'une grossesse - que l'on appelle "gestation" même s'il s'agit d'une femme - et de l'argent versé en compensation, limitée s'il a "altruisme" et honoraires versés aux intermédiaires, médecins et conseils juridiques. On l'analyse enfin comme une pratique juridique puisque l’accord prend la forme d’un échange de consentements : la « convention » selon la terminologie francophone, l’arrangement selon la terminologie anglophone.

Sur le fond, le débat est très vif et l’opposition souvent radicale. Pour certains, il s’agit d’un progrès puisque chacun doit pouvoir accéder au bonheur d’être parent, personne ne contestant que chacun est apte à élever un enfant, les couples homosexuels tout autant que les autres. Pour d’autres, cette pratique met en esclavage des femmes,  tandis que la première victime en est l’enfant, dont le premier droit est de n’être pas une chose, disqualification qu'il subit d'un seul fait qu'il n'est mis au monde que pour être cédé, le fait que la cession soit opérée à titre gracieux n’ôtant en rien le venin de cette réification.

Il ne s’agit pas ici de reprendre dans chacun de ces éléments cette question que certains considèrent comme une question de civilisation!footnote-459 mais de l'exposer sous un angle particulier qui concerne plus directement les juges, en se demandant ce que peut faire et doit faire le Juge confronté à la GPA. 

Cette question s’insère elle-même dans un thème plus général, qui s’appuie sur l’argument si souvent avancé, à savoir l’impuissance du Droit et de ceux qui le concrétisent ou le créent : il serait aujourd'hui bien inutile de débattre et de se disputer car, quoi que l’on pense et quoi que l’on dise, la pratique serait si puissante que le Droit serait impuissant. Les chiens des Parlements et des Cours peuvent aboyer, la caravane des désirs d'enfant passera, servie par les marchands globaux offrant services dans le numérique. Cela serait vrai pour la GPA comme pour bien d’autres phénomènes techniques, sociétaux ou économiques. Il suffit par un clic d'aller sur les sites qui proposent par catalogues entiers la porteuse idoine pour l'obtention de l'enfant idéal à venir, déjà virtuellement présent.

Ainsi quand bien même la pratique de la maternité de substitution ne serait pas approuvée, voire serait estimée monstrueuse, elle serait  si répandue, acceptée pour les intéressés, notamment parce que vantée par les vedettes qui relatent dans les médias mondiaux le bonheur apporté ainsi aux nouveaux-nés, que les personnes qui désapprouvent la GPA ne pourraient plus que pousser un soupir, se draper dans ce que serait leur splendide vertu et reconnaître leur défaite. Quoi qu’il en pense en privé, le juge devrait donc suivre ce qui serait une loi universelle du désir d’enfant, désir à la fois particulier et commun servi par une offre mondiale de « gestation ».

La GPA serait alors l’exemple avancé d’un phénomène plus général : la défaite de la normativité juridique devant le Fait : le fait technologique (FIV), le fait sociétal (désir d’enfant), le fait économique (agence mettant en connexion offres!footnote-460 et demandes), le fait géographique (facilité d’aller dans un pays où la pratique est légale, ou licite, ou tolérée), le fait psychique du désir d'éternelle jeunesse par la reproduction à l'identique via le bébé biologique dont les traits identiques sont dessinés à l'avance.

Rarement le Fait et le Droit auront été si nettement opposés. Le Droit serait-il donc désormais l'inférieur du Fait ? Peut-être. Autant le savoir. En tout cas, il faut y réfléchir. La GPA en est une bonne "épreuve", au sens probatoire du terme, notamment lorsque les réflexions autour de l'ordre public continuent!footnote-461.

Distinction du Fait et du Droit, summa divisio des systèmes juridiques ! Opposition du Droit et du Fait, sujet classique ! On affirmait naguère que le Droit, en tant qu’il exprime des principes qui s’imposent en eux-mêmes, porteurs de règles communes à tous et expressions de valeurs, est supérieur aux faits, aux pratiques et aux comportements des personnes qui, en tant qu’« assujettis », doivent plier devant ces règles objectives et abstraites.  Il était certes de bonne méthode pour ceux qui décident en Droit, Législateur ou Juge, de connaître les pratiques, les raisons des comportements, les façons de faire des autres, bref de prendre la mesure le Fait, pour mieux décider en connaissance de cause!footnote-468.

Mais il est aujourd’hui courant de soutenir que le Fait est premier, que la puissance des faits a été accrue par une globalisation économique, financière et numérique, laquelle a autant de formes et de mystères qu’elle a de zélateurs et d’études qui lui sont consacrées. Ainsi, les conventions de maternité de substitution sont des arrangements ayant pour objet la venue au monde d’un enfant désiré par une personne ou un couple. C’est non seulement l’enfant qui est désiré, mais sa venue au monde, ce qui distingue radicalement la GPA de l’adoption, puisque la première concerne un enfant à naître alors que la seconde concerne un enfant né!footnote-462. Ainsi, l’État ne serait plus essentiellement requis : c'est avant tout la volonté des individus qui fait venir l'enfant, un arrangement à propos duquel les parties à l'accord ne demanderaient à l’État dont ils sont les ressortissants qu'une sorte de "donné-acte" qui serait la transcription sur l'état civil. Le Droit de l'état civil devant prendre les contours du fait contractuel, c'est-à-dire plier.

Face aux Faits mondialisés, le Droit serait donc impuissant. En effet, si un Législateur national, par un souci qui lui est propre, continuait de prohiber la convention de GPA, comme le fait l’article 16-7 du Code civil, quelle que soit la puissance intrinsèque du principe sur lequel cette interdiction est fondée, ici la dignité de la personne humaine, celle de la femme et celle de l'enfant, les individus ayant le désir d’être parent!footnote-469 et voulant recourir à une mère-porteuse, pourront de fait répondre à une sollicitation d’une agence dont les propositions sont accessible sur le Net et de fait se soustraire à la prohibition nationale en allant dans un pays sous le soleil duquel cet accord n’est pas entravé.

C’’est pourquoi il est dit ou suggéré aux institutions qui expriment le Droit : "ne luttez pas, vous êtes trop faibles, contentez-vous de suivre ce qui est déjà réalisé dans les faits, vous ne créerez rien, vous réajusterez simplement la lettre d'un Droit qui était donc en retard". Ce discours très général s’adresse aussi bien au Législateur qu’aux Tribunaux. Il est autoréalisateur d’une évolution du Droit, qui donnerait pleine efficacité à la GPA, soit par des lois qui abandonneraient toute prohibition de la GPA, soit par des jurisprudences qui admettraient la transcription sur l’état civil national de liens de filiation entre l’enfant et les adultes qui ont désiré sa venue au monde, sur le seul fondement de cette intention, puisque ce fût leur volonté et que chacun y a consenti. Cela serait possible, mais cela sera alors soumettre totalement le Droit au Fait.  .

Contrairement au Législateur californien, les Législations des systèmes européens de droit continental imposent leur conception. Comme dans d'autres matières économiques, l'Europe marque là aussi sa différence profonde de culture juridique!footnote-470. Les Législateurs européens considèrent que la GPA n’est pas une affaire de vie privée que le Droit des contrats pourrait organiser au mieux, le juge veiller simplement à ce qu'il n'y ait pas d'abus. Les institutions européennes posent et continuent de poser que le Droit public de l’état civil, de la filiation et de l’état des personnes sont en cause. Les Législateurs utilisent le Droit civil pour attacher une nullité absolue aux conventions de GPA et recourent au Droit pénal pour sanctionner les personnes qui pratiquent l’activité d’intermédiation dans l’opération de GPA ou qui se présentent comme le parent d’un enfant qui n’est pas le leur (délit de substitution d'enfant).

Dans le même temps, le juge français est le gardien non seulement du droit français mais encore du droit supranational intégré dans celui-ci par la hiérarchie des normes. En cela, le juge français continue d’avoir pour office de trancher les litiges en application des règles de droit qui lui sont applicables, notamment le Droit européen tel qu’interprété par la jurisprudence européenne. Le juge ne peut pas ne pas répondre, comme le rappelle l’article 4 du Code civil. Il doit statuer en application des règles de droit, notamment européenne, comme le pose l’article 12 du Code de procédure civile. Il ne faut donc pas reprocher au juge français d’avoir « répondu » (I). La question aujourd’hui ouverte est plutôt celle de savoir, au regard des pouvoirs et de l’office du juge, s’il peut dégager des solutions techniques plus fines et s’il peut répondre par principe (II).

 

 

I. ON NE PEUT REPROCHER AU JUGE FRANÇAIS DE  RENDRE DES DÉCISIONS EN MATIÈRE DE GPA

 

Le juge français est obligé de respecter l’ensemble des normes actives dans le système juridique qu’il garde, sauf à entrer en rébellion, même s’il lui est loisible de s’inspirer de solutions étrangères si elles lui paraissent adéquates dès l’instant qu’elles n’entrent pas en conflit avec le Droit qu’il doit concrétiser!footnote-463.

Si une personne exerce son droit subjectif processuel de « droit au juge », celui-ci est obligé de répondre. Les tribunaux français eurent à statuer, soit parce qu’un adulte a été attaqué devant un juge pour avoir commandé une GPA, soit parce qu’un adulte a saisi un juge pour obtenir de l’État français que celui-ci rende efficace une GPA malgré la prohibition nationale, le demandeur arguant du fait que la convention a été conclue et réalisée dans un pays qui l’admet. Le juge français ne peut arguer de la difficulté de la question pour refuser de répondre : l’article 4 du Code civil a posé la règle en office bien avant que l’article 6 CEDH.ne la reprenne en droit du justiciable.

Si la GPA est réalisée en France, elle est frappée d’inefficacité par le Droit civil et ne peut pas donner lieu à une transcription sur l’état civil d’un lien de filiation entre l’enfant qui est issu du processus et ceux qui y ont eu recours.  De la même façon, les personnes qui y ont recours en répondront pénalement devant la justice pénale, en application de l’article 227-12 du Code pénal et 227-13 du même Code.

En revanche, si la GPA est réalisée dans un pays régi par un système juridique dans lequel la GPA est organisée par la Loi (GPA légale) ou est licite ou est tolérée, la question posée au juge français est celle de l’effet d’une telle pratique au regard de l’ordre public français.

Lorsque la question fût posée au seul juge français, celui-ci, par des arrêts rendus par la Première chambre civile de la Cour de cassation, tout d’abord au nom de l’ordre public le 17 décembre 2008, puis d’une voix plus forte au nom de la sanction de la fraude le 13 septembre 2013, a annihilé tout effet juridique d’une telle pratique, en refusant toute inscription sur l’état civil français de l’état civil établi à l’étranger sur lequel un lien de filiation avait été mentionné entre l’enfant et ceux qui avaient organisé sa venue au monde par GPA.

Lorsque la question fût posée à la Cour européenne des Droits de l’Homme dans les cas Mennesson et Labassée , le juge européen répondit par deux arrêts de section du 26 juin 2014 différemment et d’une façon beaucoup moins radicale :  en invoquant les droits de l’enfant en application de l'article 8 CEDH, l’État devait transcrire le lien de filiation entre cet enfant et son père biologique, nonobstant les conditions de sa naissance.

La jurisprudence de la CEDH n’est pas stabilisée, puisque l’arrêt de la Grande Chambre est attendu dans le cas Paradiso, mais lorsque la Cour de cassation dut à son tour répondre en Assemblée plénière le 3 juillet 2015, c’est sur la seule base des arrêts de section qu’elle reprit la solution, à savoir l’obligation pour l’État français de transcrire sur l’état civil français la filiation entre l’enfant et son père biologique, malgré les circonstances de sa naissance et le maintien dans l’ordre juridique national de la prohibition de la GPA.

L’on peut penser ce que l’on veut des arrêts rendus par l'Assemblé plénière de la Cour de cassation!footnote-464 mais l’on ne peut faire de reproches techniques aux solutions : le juge est là pour concrétiser les solutions qu’exprime le système juridique d’ensemble dont il est le gardien.

Si la CEDH, par l’arrêt Paradiso que sa Grande Chambre va rendre change l'interprétation de l'article 8 de la Convention, alors le juge français devrait changer sa solution, adoptée en décalque du droit européen alors cristallisé en juillet 2015.  

La question aujourd'hui ouverte est plutôt à la fois en aval et en amont.

En aval, à savoir dans les modalités, et en amont, à savoir dans les motivations.

 

 

II. LE JUGE A LA FOIS DOIT REPRENDRE DANS SON DISPOSITIF LES SOLUTIONS TECHNIQUES DU SYSTÈME JURIDIQUE DONT IL EST LE GARDIEN ET PEUT EXPRIMER DANS LA MOTIVATION LE PRINCIPE FONDAMENTAL DE DIGNITÉ DE LA PERSONNE

 

Le juge est dans une situation différente suivant qu’il existe dans le système juridique dont il a la garde  une règle législative explicite ou non.

Lorsque la question fut posée pour la première fois à la Cour de cassation en 1991, la pratique des mères-porteuse s’étant mise en place par le biais d’une association montée par un médecin, aucune loi ne visait ce fait. Le Premier Président Pierre Drai décida alors de réunir sur premier pourvoi l’Assemblée plénière et celle-ci, par son arrêt du 31 mai 1991 affirma qu’une telle « convention de mère-porteuse » était frappée de nullité absolue car le corps des femmes est indisponible et qu’on ne peut en droit céder les enfants, même à titre gratuit. Le principe de dignité n’a pas besoin d’être exprimé par la Loi pour exister dans un État de droit. Ce n’est que par la suite que les lois relatives à la bioéthique de 1994 insérèrent l’article 16-7 précité du Code civil.

Aujourd’hui, la prohibition non seulement existe mais elle est enracinée dans le principe de dignité de la personne attachée à tout être humain (article 16 du Code civil) et le Conseil constitutionnel dans sa décision du 17 mai 2013 relative à la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe a posé une réserve de constitutionnalité brisant tout lien entre la compatibilité entre le pouvoir constitutionnellement reconnu du Législateur d’insérer en Droit français le mariage entre personnes de même sexe et ce qui aurait été une admission implicite de la GPA.

Le juge paraîtrait à première vue « pieds et poings liés », dès l’instant qu’il est respectueux de ce que demeure le juge dans les systèmes de droit continental, qui attribuent au Législateur le pouvoir de changer la Loi commune.

Effectivement, lorsque le Procureur général près la Cour de cassation demanda à l’Assemblée plénière d’instaurer en aval une sorte de contrôle a priori de la réalité du lien biologique entre l’enfant et l’homme se présentant comme son « père » pour obtenir la transcription du lien de filiation sur l’état civil français, précaution judicieuse, il ne fut pas suivi. En effet, seul le Législateur peut modifier ainsi par ajout le Droit.

Mais prenons non plus la perspective de l’aval et regardons plutôt la décision du juge dans sa première partie, non plus le dispositif mais la motivation. Chacun sait que ce pourquoi le Juge décide est aussi important en jurisprudence que ce qu’il décide, voire davantage.

Or, la Cour de cassation a très pauvrement motivé ses arrêts du 3 juillet 2015. Le juge n’est jamais obligé à une telle contraction.

En comparaison, l’équivalent de la Cour de cassation en Suisse, le Tribunal fédéral, a été saisi exactement de la même question. Il y a apporté la même solution technique, à savoir l’obligation pour l’État de transcrire le lien de filiation s’il existe un lien biologique entre celui qui demande cette transcription et l’enfant. Mais avant de reprendre cette solution technique en respect de la jurisprudence européenne, le Tribunal fédéral a fortement motivé son arrêt.

Il a posé tout d’abord que la question de la GPA est autonome de l’aptitude du couple qui accueille l’enfant à élever celui-ci, les couples homosexuels étant aussi aptes que les couples hétérosexuels à élever des enfants. Le Tribunal fédéral a posé la seule question qui compte : la GPA est-elle conforme aux droits de l’enfant ? Le grand juge est non pas celui qui répond à la question mais celui qui la reformule.

Il y a répondu en affirmant que la GPA consiste à céder un enfant. La cession de l’enfant réduit celui-ci à être une chose, de la "matière première", selon les termes du Tribunal, et que le premier droit d’un être humain est d’être une personne et non pas de la matière cessible. Certes, les êtres humains, faits de chair et de sang, êtres contingents et pouvant toujours trouver plus forts qu'eux, peuvent "dans les faits" se céder ou être cédés, mais pas dans le Droit. C'est cette différence qui rend la distance entre le Droit et le Fait si précieuse. A ce titre, non seulement le droit de sa mère mais encore, voire surtout, le droit fondamental de l’enfant à être une personne, est violé. Voilà la motivation.

A cette motivation s’articule l’insertion du droit national suisse avec le droit européen, tel qu’il résulte en 2015 des arrêts Mennesson et Labassée, conduisant à reprendre la solution technique fondée sur le lien biologique, mais l'essentiel est la motivation. En effet,celle-ci est générale et abstraite et, de la même façon que dans son arrêt de 1991 la Cour de cassation française avait posé que l'on ne peut céder un être humain, même à titre gratuit car il est de droit une personne, le Tribunal fédéral suisse pose que le Droit exclut que l'enfant soit traité comme de la matière première. Certes de fait les êtres humains sont souvent traités comme des choses et cédés mais de droit cela est exclu. Cela n'est pas être "irréaliste" et "non-pragmatique" que de parler comme le font les juges, c'est intégrer la distinction entre le Fait et le Droit, dans laquelle il n'y a plus de Droit car sans cette distance le Droit ne serait plus qu'un ensemble de techniques juridiques pour accroître l'efficacité des arrangements.

Des motivations générales et abstraites sont requises non seulement dans l'office des Cours suprêmes non seulement dans leur office dans la hiérarchie des normes mais encore parce qu'elles permettent d'anticiper les solutions à donner aux cas nouveaux qui vont être présentés aux juges multiples et que ceux-ci devront trancher. Et le temps des procès va venir.Et cela pour plusieurs raisons.

En premier lieu, la GPA est bien plus une pratique sociale qu'une innovation technologique et l'affirmation selon laquelle tout être humain est une personne et non plus une chose a été édictée depuis fort longtemps. Mais l'imagination des opérateurs économiques est la source principale d'innovation. Ainsi il est possible de prélever un ovocyte chez une femme, de le féconder avec des gamètes d'un donneur, avant d'implanter l'ovocyte devenue ovule chez une autre femme. La confrontation du Droit à la Biologie est très difficile non seulement parce qu'il faudrait donc que les juges connaissent cette matière technique devenue ainsi leur "objet"!footnote-465 mais encore parce que dès qu'un tel rapport s'établit la Biologie a tendance à dicter sa "loi" au Droit!footnote-466. Les juges suisses ont tendance de qualifier les personnages-clés de l'opération et ont qualifié la première de "mère génétique" et la dernière de "mère biologique". Mais ce vocable n'a pas de sens en raison des échanges épigénétiques entre la mère et l'enfant pendant la grossesse. Les juges n'ont donc plus de mots, s'ils renoncent à l'attribution que la Loi fait de ce mot "mère" à la femme qui accouche de l'enfant. L'on pourrait certes ne pas y prêter attention car bien qualifier la réalité peut paraître exercice de professeur, mais les contentieux vont venir. En effet, des entreprises, pour accroître les chances de réussite du processus, ont implanté le même matériel génétique masculin et féminin dans deux femmes différentes et les deux enfants nés à des endroits différents à des moments différents sont qualifiés par les médecins comme relevant d'un phénomène de twining. Quand les juges seront saisis, que diront-ils s'ils n'ont qu'une solution technique établie pour un cas particulier et non plus un principe ?

En second lieu, le temps des procès va venir parce que le temps des responsabilités va venir!footnote-467. En effet, la GPA est au moins une convention et au mieux un contrat. Mais entre qui et qui ? Quand on lit les modèles disponibles sur Internet, ce sont des conventions entre les agences intermédiaires, les porteurs du projet d'enfant (puisque le vocabulaire marchand n'est jamais utilisé, le prix est désigné comme une "compensation financière" et les honoraires prennent le plus souvent la forme de "fees" d'entrée dans une association à but non-lucratif) et la mère-porteuse (dont on a le plus souvent supprimé la qualité de "mère", devenue contractuellement Surrogate). Mais tous les "donneurs de filiation" y sont absents : la "donneuse d'ovocyte", le "donneur de gamète". Certes, les agences demandent une renonciation par avance, mais les procès ont déjà eu lieu, la reconnaissance de paternité a été reconnue et les droits paternels y compris pécuniaires admis.

Plus encore, l'enfant est le grand absent de ces arrangements. Or, au Royaume-Uni ou en Australie, les premiers procès apparaissent. Tandis que les Législateurs des pays pauvres prennent des lois nouvelles pour interdire la GPA, les juridictions des pays riches commencent à devoir répondre à des difficultés nouvelles et le prochain demandeur à paraître devant elles, cela sera l'enfant. Dans un premier temps, ce fut le Ministère public qui poursuivait les personnes qui recouraient à la GPA malgré la prohibition nationale de celle-ci et le Tribunal correctionnel de Bordeaux, dans un jugement du 1er juillet 2015, a ainsi sanctionné un couple qui avait eu recours à une mère-porteuse des pays de l'Est, tandis que le parquet utilisait son pouvoir en matière civile pour s'opposer à la transcription sur l'état civil de filiation résultant d'une GPA réalisée à l'étranger. Dans un second temps, ce furent les parties à la convention qui saisirent les tribunaux. On a surtout prêté attention aux adultes qui ont voulu la venue au monde de l'enfant, se présentant selon la terminologie américaine comme des "parents d'intention" et qui ont attaqué l’État qui refusait de transcrire la filiation sur l'état civil national. Cette attention est justifiée du fait que cette question est montée jusqu'aux Hautes Juridictions et que les couples en question étaient souvent de même sexe, la GPA étant souvent associée au "droit à la parentalité", parfois présenté comme un droit corrélatif de l'ouverture du mariage au couple entre personnes de même sexe.

Mais des contentieux naissent à l'initiative d'autres types de demandeurs, sur d'autres prétentions, montrant que la GPA est une question qui n'a pas de rapport avec l'homosexualité. En effet, des contentieux sont nés lorsque l'enfant fourni se révèle n'être pas conforme aux attentes de ceux qui ont demandé à ce qu'il naisse afin de leur être remis. Cette non-conformité entraîne un rejet de leur part. Que devient le grand absent qu'est l'enfant ? On sait que dans le cas Paradiso, dans l'arrêt de section de la CEDH, actuellement réexaminé par la Grande Chambre de celle-ci, l’État italien a été sanctionné pour n'avoir pas transcrit la filiation d'une GPA faite à l'étranger mais l'enfant n'a pas pour autant été remis au couple qui a saisi la Cour pour obtenir sa livraison. En France, le Tribunal correctionnel de ... examine sur le fondement de l'escroquerie le cas d'une mère-porteuse qui avait conventionnellement promis l'enfant à plusieurs couples, l'enfant ne pouvant plus être rattaché, puisque relevant biologiquement du mari de celle-ci.

Certaines conventions organisent juridiquement les relations entre la mère-porteuse et ceux qui attendent d'elle qu'elle engendrent l'enfant. La convention a pour objet de reconstituer la "vérité" : ainsi les personnes qui ont désiré la venue de l'enfant sont désignées comme ses "véritables parents", tandis que celle qui le porte et en accouche renonce explicitement à tous ses droits le concernant et affirme n'avoir aucun lien avec lui, n'étant que "porteuse".  Ainsi, si une décision d'IVG doit être prise ou doit être refusée, c'est aux "parents d'intention" d'en décider. Mais de fait c'est la femme qui porte l'enfant qui a le pouvoir de décider d'interrompre ou non la grossesse. C'est pourquoi les contrats stipulent que si elle y procède elle engagera sa responsabilité contractuelle. Que vont répondre les juges ? Sans doute non saisi directement d'une demande en indemnisation, mais plutôt d'une demande en paiement par une mère-porteuse qui n'aura pas reçu la "compensation financière" attendue, l'agence affirmant avoir procédé légitimement à un paiement par compensation avec les dommages et intérêts dus.

C'est d'ailleurs sans doute des mères-porteuses et des enfants que les prochains contentieux vont venir. On observe des procès intentés par les premières en Australie ou au Royaume-Uni. Certains pensent que les seconds auront la possibilité d'attaquer tous les intermédiaires dans ce nouveau monde économique de la GPA, car le cas Perruche interdit de soutenir qu'il ne peut pas reprocher à quelqu'un d'être né plutôt que de n'être pas né si les conditions dans lesquelles on est né peuvent être reprochées à des professionnels. Des actions collectives pourraient se mettre en place.

 

Dans ce temps des procès qui s'annoncent, pour y répondre, car ils ne peuvent pas ne pas y répondre, les juges seront obligés de dépasser les quelques solutions techniques pour exprimer l'idée fondamentale du Droit que le Législateur pose et que la jurisprudence européenne dans son état actuel ne dénie pas : tout être humain est une personne et non une chose et toute personne qui traite un être humain comme s'il était de la matière première engage de ce seul fait sa responsabilité.

______

 

 

 

 

 

1

Sur le recours au sigle, v. Abécassis, E. et Frison-Roche, M.-A., Les mots pour ne pas le dire, 2016.

2

Notamment lorsqu'il y a dissociation entre la femme qui fournit l'ovocyte et la femme qui porte l'enfant. La GPA devient alors une technique médicale puisqu'il faut nécessairement faire une fécondation in vitro et juridiquement l'opération devient une opération à multiples personnes. Suivant un vocabulaire établi par les médecins qui pratiquent cette activité, les juges ont tendance à désigner à la "mère génétique" dans la femme qui fournit l'ovocyte et la "mère biologique" dans la femme qui porte l'enfant, mais celle-ci échange également des informations génétiques, ce qui rend la distinction incertaine. Toujours est-il que la GPA n'est pas nécessairement une "pratique médicale", puisqu'il suffit qu'un homme ait une relation sexuelle avec une femme et s'approprie l'enfant qu'il rattache éventuellement dans un second temps à son épouse. Voir dans le Droit romain, Terré, F., L'enfant de l'esclave, ... ; voir dans les récits bibliques, ..., et l'usage qui a été fait de cette référence pour fonder juridiquement la pratique sociale de la GPA :

3

Frison-Roche, M.-A., Droit et Marché, une épreuve humaine, 2015.

4

Sur la construction du marché de la GPA par l'offre :

5

Cour de cassation - Conseil d'Etat, L'ordre public, colloque à venir ; Archives de Philosophie du Droit, L'ordre public , 2015.

6

Selon la définition raisonnable que Richard Posner donne de l'Analyse Economique du Droit.

7

Sur la distinction entre la GPA internationale et l'adoption internationale,

8

Sur la notion de "parentalité", notamment élaborée pour concevoir un "droit à la parentalité". Sur la mesure où le droit subjectif renvoie à un titulaire, chaque adulte serait titulaire d'un "droit à être parent". S'il se trouve que le "projet d'enfant" est commun avec un autre individu, alors apparait la notion de "coparentalité". Ainsi, les parents ne sont pas deux personnes dans une relation unifiée à l'enfant mais deux personnes dans une relation individuelle et conjointe à cet enfant. Le schéma familial est donc un projet individuel, la famille cessant d'être un groupe. 

9

G'Sell, F., La grande variété des approches relatives à la maternité pour autrui en Europe et aux États-Unis, in Marais, A. (dir.), La procréation pour tous ?, coll. "Thèmes et Commentaires. Actes", Dalloz, nov. 2015, p.195-215.

10

Dans ce sens, Canivet, G., préface de Breyer, S.,

11

Pour une perspective critique, v. Frison-Roche, M.-A.,

12

Frison-Roche, M.-A., Le juge et son objet,

13

Hermitte, M.-A., Droit et Sang ; ..., La loi du sang .

14

Supiot, A. et Delmas-Marty, M. (dir.), Prendre la responsabilité au sérieux, 2015.

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